Souvent tenu pour responsable de l’avènement du capitalisme depuis la publication de L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme par Max Weber en 1904 et 1905, le protestantisme a cependant accueilli dans ses rangs quelques penseurs radicaux, comme Christopher Lasch ou Jacques Ellul. C’est d’ailleurs durant la Réforme qu’est apparu l’un des premiers chrétiens révolutionnaires : Thomas Müntzer.

Dans l’imaginaire collectif, socialisme et christianisme ne font pas bon ménage. Du célèbre « la religion est l’opium du peuple » de Karl Marx (Critique de la philosophie du droit d’Hegel), à Mikhaïl Bakounine qui explique que Dieu « n’est rien, et ne devient le tout que par crédulité religieuse » (Fédéralisme, socialisme et antithéologisme), les socialistes n’ont pas toujours été tendres avec les croyants. En retour, l’Église catholique condamne rapidement le « socialisme athée » et la lutte de classes dans l’encyclique Rerum novarum du pape Léon XIII, en 1891, qui pourtant dénonce les excès du capitalisme et encourage le christianisme social. Cependant, entre l’importance accordée aux pauvres et le mépris du fétichisme de l’argent, de nombreux points communs existent entre les deux doctrines, au point que Friedrich Nietzsche ne voyait dans le socialisme qu’un « christianisme dégénéré ».  Une provocation qui a au moins le mérite de rappeler la dette du socialisme envers le christianisme. En effet, il peut être bon de se souvenir que de nombreux pionniers du socialisme étaient chrétiens – à l’instar de Pierre Leroux, Philippe Buchez ou Etienne Cabet –, tout comme certains inspirateurs du mouvement politique, comme Thomas Müntzer, pasteur protestant et millénariste (doctrine qui soutient l’idée d’un règne terrestre du Messie, après qu’il a chassé l’Antéchrist) du XVIe siècle. Anarchiste chrétien pour certains, ce dernier était également décrit par Friedrich Engels « comme  le héros d’un communisme primitif, précurseur du communisme scientifique » (La guerre des paysans en Allemagne, 1850) et par Ernst Bloch comme « un communiste doué d’une conscience de classe, révolutionnaire et millénariste » (Thomas Munzer, théologien de la révolution, 1921).

Selon Müntzer, les pauvres sont trop malheureux pour se consacrer réellement à Dieu, pour prier et pour lire la Bible. Contrairement à Luther, qui insiste sur la séparation entre spirituel et temporel, il développe l’idée fondamentale qu’aucune réforme religieuse n’est possible sans bouleversement social.

En 1517, le monde catholique est ébranlé par la publication des 95 thèses de Martin Luther, que Jean Jaurès considère (à tort ?) comme le premier socialiste de l’histoire. Excommunié par le pape Léon X en 1521, l’Allemand fonde ainsi le protestantisme. Müntzer, jeune prêtre auxiliaire dans la ville d’Halle, devient rapidement un des chefs de file de ce mouvement religieux. Après son ralliement à Luther, qui le nomme pasteur, il entre ouvertement en conflit avec le Vatican, avec la publication du Manifeste de Prague (en 1521), qui constitue un appel à la révolte contre l’église de Rome qu’il qualifie de « putain de Babylone ».Son radicalisme finira cependant par le séparer de son mentor. En effet, proche des paysans pauvres, Müntzer prêche dès le départ une théologie révolutionnaire et prône selon Bloch une « démocratie mystique ». Fidèle au message du Christ, il considère que l’abondance matérielle éloigne du ciel (« Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu », Matthieu 14, verset 24). Mais il estime également que la pauvreté, conséquence de l’exploitation des princes et des riches, éloigne du ciel. Selon Müntzer, les pauvres sont trop malheureux pour se consacrer réellement à Dieu, pour prier et pour lire la Bible. Contrairement à Luther, qui insiste sur la séparation entre spirituel et temporel, il développe l’idée fondamentale qu’aucune réforme religieuse n’est possible sans bouleversement social.

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Il devient alors le premier à prêcher en allemand. Dans ses messes, destinées principalement aux paysans, il accuse violemment les princes. Lors du Sermon aux Princes, qu’il prononce devant la cour du duc de Saxe, il s’en prend à l’autorité de l’Eglise et de l’empire. Mais, trop virulent, le prédicateur est alors successivement chassé de trois villes. Il devient nomade et s’installe même un temps en Suisse. En 1523, il commence à critiquer Luther. Il reproche à son mentor sa trop grande proximité avec les pouvoirs civils.

Alors qu’une grande révolte de paysans éclate dans le Saint-Empire romain germanique, liée aux conditions sociales désastreuses des plus pauvres, mais aussi à l’agitation religieuse provoquée par la Réforme protestante, Martin Luther prend position pour les seigneurs qui le soutiennent. Comme l’explique Bloch : « L’écrasement de l’Église par Luther ne signifie aucune révolution venue de la base, mais bien un royaume étatique fondé d’en haut, une explosion de despotisme divin qui réduit à néant toute participation de l’humanité à l’exercice du pouvoir, toute synergie. » Le père du protestantisme condamne sans appel les soulèvements dans une courte brochure intitulée Contre les bandes pillardes et meurtrières des paysans, où il écrit notamment qu’« il n’est rien de plus venimeux, de plus nuisible, de plus diabolique qu’un rebelle » et demande aux autorités de « frapper en toute bonne conscience, frapper aussi longtemps que la révolte aura un souffle de vie ». Le divorce est alors définitif entre Müntzer, qui choisit de grossir les rangs des rebelles, et Luther. Le pasteur révolutionnaire tente de défendre un ordre social équitable : suppression des privilèges, dissolution des ordres monastiques, toits pour les sans-abris, distribution de repas pour les pauvres. Bien que l’homme d’église « ne possédait manifestement pas les moindres connaissances militaires », selon Engels, il prend la direction d’une armée. Celle-ci gagne la ville de Mühlhausen en Thuringe, en février 1525, et y instaure une théocratie égalitaire. Malheureusement, elle est finalement regagnée par les forces adverses en mai de la même année. Müntzer est alors arrêté, torturé et décapité.

L’exemple de Müntzer nous prouve que spiritualité et théorie révolutionnaire peuvent très bien être compatibles. De plus, il confirme l’intuition formulée par Jacques Ellul, qui fut membre du conseil national de l’Eglise réformée de France de 1956 à 1971, dans Anarchie et christianisme (1988) que « le christianisme, envisagé dans son rapport à la politique, dispose à l’insoumission, à la dissidence, à la récusation même de tout pouvoir, de toute hiérarchie ».