Sorti il y a un mois dans les salles (Limite sait prendre son temps), The Big Short, d’Adam McKay, se veut une dénonciation sans scrupule de la crise des subprimes. Le film est porté par un casting quatre étoiles avec Christian Bale, Steve Carell, Ryan Gosling et Brad Pitt. A l’occasion de la prochaine cérémonie des Oscars, le film concourt dans cinq catégories, dont celle du meilleur film.

Lorsque des millionnaires s’attaquent à d’autres millionnaires, la méfiance surgit aussitôt. Imaginez un instant un rappeur bling-bling vilipender les nababs du ballon rond ; l’hypothèse laisse pour le moins perplexe. Ainsi, quand une superproduction hollywoodienne dénonce la Haute-finance, on s’attend moins à un examen de conscience rigoureux qu’à une critique complaisante de la démesure. A ce titre, Le Loup de Wall Street de Scorcese s’avère emblématique. Le film s’apparente moins à une quelconque remise en cause qu’à un clip de rap interminable réalisé par un immense réalisateur en manque de scenario et interprété par un immense acteur en manque d’Oscar. Le spectateur en apprend autant sur la finance qu’Inglorious Basterds nous renseigne sur les origines du totalitarisme… Dès lors, Wall-Street ne sert que de prétexte à une orgie nihiliste ultra-esthétisée ; la morale est plus qu’absente, elle est hors de propos d’un banquet pictural. Bien entendu, nul ne conviendra que le personnage joué par DiCaprio est un type bien mais quel style, quelle époque ! La drogue, les filles, les millions : ces goldens boys savaient vraiment faire la fête ! A en croire l’invasion des gifs sur les réseaux sociaux, le Loup de Wall Street est devenu une icône du cool et du cynisme assumé. Quitte à succomber à la fascination pour les salauds, préférons-lui Scarface, son proche voisin sur l’échelle de l’ignominie, mais au moins avait-il une once d’humanité. Rappelons-nous cette scène célèbre où le gangster refuse de participer à un attentat visant un homme accompagné de sa femme et de ses deux enfants. Les khâgneux y voient un avatar du Kaliayev camusien, les autres une crapule non dépourvue d’âme ; dans les deux cas, pas un picsou cocaïné dans un porno tout public.

Aux antipodes de l’approche esthétisante et donc méliorative du Loup de Wall-Street, The Big Short privilégie un angle presque documentaire. Bien qu’il s’agisse d’une fiction, les parties prenantes y sont nommément mises en cause, (Deutsche Bank, Freddie Mac ou Moody’s pour ne citer qu’elles), les mécanismes financiers scrupuleusement expliqués, la chronologie on-ne-peut-plus exacte. De fait, le sempiternel « based on a true story » y a réellement sa place, « les ressemblances avec toute personne, situation, etc. » n’y sont absolument pas « fortuites », mais revendiquées. Le film évite cependant l’écueil professoral inhérent à la prétention documentaire. Il parvient à la pédagogie et à la précision, mais sans aucune lourdeur, notamment grâce à un montage ultra-séquencé, à une bande-son électrisante et aux personnages haut-en-couleurs. Brillamment interprétés par ce quarteron de superstars, ils sont absolument tordants tout en demeurant crédibles. En outre, à la manière de l’inoubliable duo Fred-et-Jamy de notre enfance, un consultant extérieur perturbe à plusieurs reprises la linéarité du récit pour nous expliquer les méandres de la jungle financière. Mais ici, pas de fonctionnaire de l’Éducation nationale mis en disponibilité ni de semi-remorque, une pin-up à la vertu douteuse se charge de nous expliquer les subtilités des Credit Default Swap tout en sirotant une coupe de champagne dans son jacuzzi. Ce n’est pas qu’un gag qui produit l’hilarité des adolescents attardés ; la vulgarité de l’argent se voit incarnée par ses avatars les plus représentatifs.

Sur la crise des subprimes, The Big Short ne nous apprend rien que nous ne connaissons déjà ou du moins, que nous feignons de connaître. Nous est notamment rappelé que l’ensemble des produits financiers liés à aux crédits hypothécaires représentait environ vingt fois la valeur des crédits initiaux. En plus de cette légitime remise à niveau, The Big Short a le mérite de ne pas désigner un responsable en particulier mais plutôt de souligner la culpabilité d’un système entier. Nul n’est épargné. S’il est légitime de dénoncer l’absurdité de la titrisation, le rôle de la banque centrale, les conflits d’intérêt entre agences de notations et les banques, il ne faut pas non plus oublier le citoyen lambda qui s’endette inconsidérément pour une villa avec piscine. A ce sujet, alors que le spectateur découvre une maison abandonnée par un ménage en cessation de paiement, la caméra s’approche de la piscine : un crocodile en surgit par surprise. Métaphore mortifère dans un monde aqua-ludique… On retiendra également cette scène ubuesque où deux simples courtiers en crédits immobilier s’esclaffent au sujet du contrôle de la solvabilité des ménages. Ils expliquent fièrement que la moindre vérification nuirait à leur commission et donc au remboursement du Yacht de l’un d’entre eux… En filigrane, le son groovy de Gnarls Barkley s’immisce progressivement dans la conversation. La chanson en question s’appelle Crazy. CQFD.

Du « système financier », concept fourre-tout où résident les ressentiments de tous les paresseux de la pensée, The Big Short nous propose une double définition : l’individualisme et la technicité. Du trader commissionné en millions au consommateur surendetté gavé aux hamburgers, chacun ne pense qu’à « maximiser son utilité », selon le vocabulaire utilitariste. Paré des œillères du gain, nul ne souhaite comprendre l’origine de l’énormité des sommes accumulées. Mais tant que cela rapporte, pourquoi chercher à expliquer et donc à éviter l’effondrement ? Occupés à leur seul intérêt personnel, ils forment, selon les mots de Tocqueville, cette « foule innombrable d’hommes qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres ». De surcroit, hormis quelques exceptions, nul n’est en capacité de comprendre la réalité du système. Même chez les banquiers prétendus les plus avisés, l’ignorance et la stupidité prévalent. Le système échappe au sens commun. Cet univers technique incompréhensible dépossède les individus de tout contrôle et de tout libre arbitre.

Le couple technico-individualiste a produit le chaos. Pessimiste, la fin du film nous suggère que rien n’a changé. En définitive, The Big Short est le récit d’un effondrement passé et des effondrements à venir ; et c’est pour cela que vous irez le voir.