Terrence Malick est l’auteur d’une œuvre intensément poétique, souvent incomprise par la critique. Dans ses trois derniers films, entre tous les plus personnels et les plus audacieux, le réalisateur texan nous offre une méditation sur la relation de l’homme à Dieu dans le contexte d’une modernité aliénante. La nature y apparaît comme une voie privilégiée vers soi et vers les cieux. Dans la seconde partie de cet article, zoom sur A la merveille (2012) et The Tree of Life (2011). Retrouvez ici la première partie de cet article.

 

A la merveille : bonheur, chute et rédemption

Marina (Olga Kurylenko) et Neil (Ben Affleck), devant le Mont Saint Michel.

Marina (Olga Kurylenko) et Neil (Ben Affleck), devant le Mont Saint Michel.

Avec A la merveille, Malick centre son propos sur l’amour et ce qui, dans le mode de vie et l’état d’esprit modernes, le parasite. Amour que les hommes et les femmes éprouvent les uns pour les autres, bien sûr, mais aussi qui les unit à leur Créateur. Le film débute à Paris, où le réalisateur américain a partiellement vécu avec sa deuxième épouse, la Française Michèle Morette, durant les vingt années d’éclipse qui ont séparé son deuxième film, Les Moissons du ciel (Days of Heaven), sorti en 1978, de son troisième long-métrage, La Ligne rouge (The Thin Red Line), apparu sur les écrans en 1999. Dans la capitale française, deux expatriés, Neil (Ben Affleck) et Marina (Olga Kurylenko) vivent un amour passionné que magnifie leur séjour entre ciel et terre au Mont-Saint-Michel. Là, du haut de la Merveille, leurs corps enlacés ne semble plus former qu’un seul être, comme le proclame Marina : « L’amour rend un. Deux. Un. Moi en toi, toi en moi ». Des paroles qui font écho à celles de Pocahontas, qui trouve l’amour auprès du capitaine John Smith dans Le Nouveau monde (The New World) : « Deux, plus maintenant. Un. Je suis. Je suis ».

Neil, Marina et sa fille Tatiana décident bientôt de s’installer à Bartlesville, bourgade sans âme de l’Oklahoma dont Neil est originaire. Dans cette ville où les industries extractives ont chargé les sols de plomb et de cadmium, la nature est souillée et les habitants les plus pauvres sont empoisonnés. Mais la pollution n’y atteint pas que les corps, elle gangrène également les cœurs et les esprits. Bientôt l’amour qui unissait Neil et Marina s’étiole, sans que l’un et l’autre sachent exactement pourquoi. Marina qui, comme Pocahontas, incarne une forme de vitalité et de grâce liées à la nature, elle dont les danses continuelles sont comme des chants, des prières de louange, semble dépérir. Finalement, elle se résout à rentrer à Paris avec sa fille, avant de revenir, seule, à Bartlesville, et d’épouser Neil. Mais le mal est fait ou, plutôt, le mal s’est définitivement immiscé dans ce couple qui, malgré les efforts de Marina, souffre de l’incapacité de Neil, personnage velléitaire et le plus souvent mutique, à prendre des décisions et s’engager pleinement.

Il étouffe dans l’air vicié d’une modernité, « conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure », selon la célèbre formule de Bernanos, qui s’inquiète infiniment plus du confort matériel que des biens spirituels, qui ce faisant éloigne les âmes de leur Créateur et laisse se dégrader dans la misère et la solitude ses enfants les plus fragiles, les plus démunis.

La distance qui sépare les deux époux se creuse, les disputes succèdent aux moments de tendresse, et plus jamais ils ne retrouveront le parfait accord dont ils avaient reçu le don au sommet d’un îlot rocheux, en Normandie. « Comment la haine a-t-elle remplacé l’amour ? s’interroge Marina. Comment mon cœur tendre s’est-il endurci ? » Ce questionnement sur ses sentiments va de pair, chez la jeune femme, avec une lutte intérieure, proprement spirituelle : « Mon Dieu, quelle guerre cruelle, murmure-t-elle en paraphrasant la Plainte d’un chrétien sur les contrariétés qu’il éprouve au-dedans de lui-même, de Racine. Je trouve deux femmes en moi : l’une pleine d’amour pour Toi, l’autre me tient vers la terre, penchée ».

C’est dans ce contexte d’incertitude et de vulnérabilité que Marina retrouve une amie italienne, effigie d’un esprit du temps qui valorise avant tout le changement, la multiplication des expériences, la jouissance égoïste, la futilité, l’instabilité, l’inconséquence. A la manière de Karen dans Knight of Cups, celle-ci se présente comme « l’expérience d’elle-même », elle soutient que « la vie est un songe », que « dans un songe tu peux être ce que tu veux, n’importe quoi » et invite Marina à « rompre ses chaînes », à bousculer une existence qu’elle juge bien trop sage et étriquée. « C’est quand un homme ne s’écoute pas lui-même mais écoute les autres qu’il est dépravé et induit en erreur », avait prévenu Emerson[1]. Désorientée et sous l’influence délétère de son amie, Marina vivra une aventure aussi brève que pitoyable avec un homme qui l’abandonnera sans égard ni adieu dans le misérable motel où leurs chairs se seront un instant mêlées. Cette faute que Marina finira par avouer mais que Neil ne saura pardonner consumera ce qui restait de leur amour et précipitera leur divorce.

Le père Quintana (Javier Bardem)

Le père Quintana (Javier Bardem)

Durant ses séjours à Bartlesville, Marina aura par ailleurs fréquenté la paroisse du père Quintana (Javier Bardem), un prêtre catholique dont l’amour, d’un autre ordre, est lui aussi mis à l’épreuve. Ce curé qu’aurait pu imaginer Bernanos souffre d’abord de ne plus sentir la présence de Dieu. « Tu es en moi. Autour de moi. Et pourtant, se désole-t-il, je ne te sens plus. Pas comme je t’ai senti autrefois », ajoutant, comme en écho aux affres de Marina : « Mon cœur est froid, dur ». Ensuite, et alors qu’il se sent lui-même démuni, perdu, abandonné, il doit supporter le poids des blessures et de la détresse qui affligent ses paroissiens. On pourrait penser qu’il traverse la « nuit obscure » décrite par saint Jean de la Croix, cette purification des sens et de l’esprit préalable à l’union avec Dieu. Mais, plus sûrement et plus simplement, il étouffe dans l’air vicié d’une modernité, « conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure », selon la célèbre formule de Bernanos, qui s’inquiète infiniment plus du confort matériel que des biens spirituels, qui ce faisant éloigne les âmes de leur Créateur et laisse se dégrader dans la misère et la solitude ses enfants les plus fragiles, les plus démunis.

Pour autant, le père Quintana ne renonce pas à l’espérance. Bien que Dieu semble lui avoir tourné le dos, il sait que l’amour divin, au contraire de l’amour humain, ne pourra jamais tarir : « Il y a un amour qui est comme un ruisseau qui s’assèche quand la pluie ne l’alimente plus, explique-t-il. Mais il est un amour qui est comme la source qui jaillit de la terre. Le premier est humain, le second est divin et prend sa source là-haut ». Dès lors, il exhorte ses paroissiens, parmi lesquels Marina, à réveiller « l’amour, la présence divine qui dort en chaque homme et chaque femme », à répondre « à la part divine dans chaque femme et chaque homme », il invite chacun à se reconnaître « dans cet amour qui ne change jamais ». « Vous craignez que votre amour soit mort ? ajoute-t-il pour lui-même comme pour ses fidèles. Il attend peut-être de se transformer en quelque chose de plus grand ».

Mais pour que cet amour se transforme, qu’il retrouve et dépasse les dimensions qu’il a perdues, un nouveau départ paraît nécessaire, au sens propre comme au figuré. Le père Quintana, qui a annoncé à ses paroissiens sa mutation au Kansas, peut réaffirmer de tout cœur l’omniprésence de Dieu en l’homme et tout autour de lui en usant des paroles de la Lorica, la prière attribuée à saint Patrick : « Christ devant moi. Christ derrière moi. Christ en moi. Christ en dessous de moi. Christ au-dessus de moi. Christ à ma droite. Christ à ma gauche. Christ dans le cœur ». Quant à Marina, nous la retrouvons, après son départ des États-Unis, en pleine nature, dans un paysage automnal, allongée dans l’herbe humide, goûtant la rosée qui perle aux branches d’un arbre, de nouveau libre, enfin elle-même, en présence de « cet amour qui nous aime », cet amour qui selon Dante « meut le soleil et les étoiles »[2].

Marina (Olga Kurylenko) enfin libre !

Marina (Olga Kurylenko) enfin libre.

The Tree of Life : vers la « porte étroite »

Le projet le plus ambitieux de Terrence Malick reste cependant The Tree of Life, à la fois longue prière, récit intimiste, fresque cosmique et, dans sa dernière partie, poème eschatologique. On y retrouve le thème classique, depuis La Ligne rouge, des rapports entre l’homme, la nature et Dieu, mais surtout une belle et profonde méditation sur la question du mal, traitée notamment à la lumière du livre de Job, cité en exergue du film, auquel il fournit sa tonalité et une partie des réflexions qui y sont formulées.

The Tree of Life débute dans les années 1950 à Waco, au Texas, la ville natale du réalisateur, où un couple, les O’Brien (Jessica Chastain et Brad Pitt), donne naissance à trois garçons. Dès les premiers plans du film la voix off de Mme O’Brien distingue les deux voies qui partagent le monde et les hommes : la voie de la grâce, d’une part, voie de l’amour inconditionnel « qui ne cherche pas son profit, accepte d’être ignorée, oubliée, mal-aimée, accepte les insultes et les blessures » ; la voie de la nature, d’autre part, voie de l’égoïsme aveugle qui « impose sa volonté, aime à dominer pour agir à sa guise, trouve des raisons de souffrir alors que le monde rayonne alentour et que l’amour sourit en toute chose ».

Jack, enfant, et son père (Brad Pitt).

Jack, enfant, et son père (Brad Pitt).

Cette apparente défiance à l’encontre de la nature appelle une clarification : contrairement à ce qu’une lecture superficielle de ses réalisations pourrait laisser penser, Malick n’est ni un panthéiste ni un écologiste béat. Certes, son œuvre se situe, comme nous l’avons rappelé, dans le sillage de la philosophie transcendantaliste et, plus largement, d’une tradition chrétienne qui voit dans la beauté de la nature l’empreinte du divin et, partant, en fait une voie de connaissance de Dieu, sinon le lieu de rencontre privilégié du Créateur. Mais, de même qu’Emerson reconnaît que « la nature ne fait pas dans le sentimentalisme ; elle ne nous couve pas, ne nous dorlote pas »[3], le soldat Doll s’interroge, dans La Ligne rouge : « Quelle est cette guerre au cœur de la nature ? Pourquoi la nature rivalise-t-elle avec elle-même ? Pourquoi la terre affronte-t-elle la mer ? La nature renferme-t-elle une force vengeresse ? Non pas une force, mais deux ? » Cette idée, Philippe Fraisse l’a bien résumée dans la remarquable étude qu’il a consacrée à Terrence Malick : « Pour un chrétien, la nature, qui par définition n’a pas son principe en elle-même, n’est que juxtaposition de forces »[4]. De même que la nature humaine, entachée par le péché, a besoin de la grâce pour être justifiée, la nature, livrée à des forces antagonistes luttant pour leur affirmation ou leur survie, ne « devient consciente » que « par l’amour », d’après Emerson[5].

L’aîné des fils O’Brien, Jack, dont le cheminement psychologique et spirituel constitue la ligne directrice du film, est lui-même partagé entre l’aura de sa mère infiniment aimante, personnification de la « voie de la grâce », exemple de bonté, de bienveillance et de don de soi, et l’influence de son père autoritaire, incarnation de la « voie de la nature » aux aspirations artistiques et ambitions professionnelles avortées, qui cherche à préparer ses fils aux duretés de l’existence mais se comporte en tyran domestique.

Tiraillé entre ceux deux modèles, ces deux façons d’être au monde, Jack va faire l’expérience commune du mal. Un mal dont le paradis de l’enfance n’est pas exempt, lui qui porte déjà en germe la violence, l’égoïsme et l’envie. Mais c’est préadolescent qu’il va réellement découvrir le mal, celui qui corrompt le cœur des uns et afflige les autres, frappant aveuglément les bons, les justes et les innocents : un enfant dont le cuir chevelu est partiellement brûlé dans un incendie, un autre noyé dans une piscine. C’est alors qu’il ose interpeller Dieu : « Où étais-Tu ? Tu as laissé un enfant mourir. Tu laisses tout arriver ». Jack finit lui-même par ressembler davantage à son père, dont il ira jusqu’à souhaiter la mort, qu’à sa mère, aimante mais incapable de se dresser contre son mari. Citant saint Paul, il reconnaît son impuissance face au mal qui s’est introduit et installé en lui : « Je ne peux pas faire ce que je veux. Ce que je hais, je le fais » (Romains 7 :15). Mais le drame qui va précipiter durablement Jack dans les ténèbres et l’éloigner de Dieu est la mort de son frère cadet, R.L., un garçon « sincère, gentil », dont le décès à l’âge de 19 ans n’est pas sans rappeler, là encore, celle du frère de Terrence Malick.

Là où la comédie sociale n'a plus sa place.

Là où la comédie sociale n’a plus sa place.

Devenu adulte, Jack, sous les traits de Sean Penn, continue de porter en lui les ombres du deuil et d’un conflit jamais soldé avec son père. Du haut du building où il exerce sa profession d’architecte, il est livré à la condition de l’homme moderne enfermé dans des cages de verre et d’acier qui le coupent de la nature, reléguée dans le film à un espace confiné, celui accordé à quelques arbres engainés entre les tours. Mais la nature, et Dieu avec elle, n’est jamais loin. Elle rayonne avec le soleil qui perce les frondaisons, elle s’égaye dans des essaims d’oiseaux, elle imprime son image d’azur et de nuées sur les façades réfléchissantes des gratte-ciels.

Mais pour panser définitivement ses plaies, guérir du mal qui le ronge, Jack doit retrouver la nature dont il s’est éloigné, renouer avec le Dieu qu’il a voulu oublier et, surtout, pardonner. Car c’est dans le pardon inconditionnel comme effet de la grâce, c’est dans l’amour des autres comme résonance de l’amour de Dieu pour ses créatures, que se trouve la clé.

« Quand T’ai-je perdu ? demande Jack à un Dieu auquel tendent de nouveau ses pensées. Je me suis égaré. Je T’ai oublié ». Pourtant, Dieu n’aura cessé de lui parler, comme il le remarque lui-même, à travers la voix de sa mère, le ciel et les arbres. Cette relation, jamais complètement rompue, est signifiée par les images d’échelles, d’escaliers et de voies ascendantes qui jalonnent le film pour rappeler le lien vertical de l’homme à son Créateur. Être en souffrance, désorienté malgré sa réussite professionnelle, Jack cherche une issue figurée par les portes et portails filmés avec insistance par Malick et par ces sortes de visions intérieures où Sean Penn paraît chercher son chemin parmi des étendues rocheuses.

Mais pour panser définitivement ses plaies, guérir du mal qui le ronge, Jack doit retrouver la nature dont il s’est éloigné, renouer avec le Dieu qu’il a voulu oublier et, surtout, pardonner. Car c’est dans le pardon inconditionnel comme effet de la grâce, c’est dans l’amour des autres comme résonance de l’amour de Dieu pour ses créatures, que se trouve la clé. « La seule façon d’être heureux est d’aimer, souligne la voix off de Mme O’Brien. Sans amour, la vie passe comme un éclair ». Cette dernière image est à entendre à la lumière des tourments dont Job est accablé : « Mes jours sont plus rapides qu’un courrier, se plaint-il. Ils fuient sans avoir vu le bonheur » (9 :25).

Jack (Sean Penn), devant la "porte étroite".

Jack (Sean Penn), devant la « porte étroite ».

Cette capacité à pardonner, cette puissance d’amour, Jack va l’acquérir dans la partie finale du film où, tel Chrétien, le personnage de John Bunyan, il franchit la « porte étroite » qui le mène à une vision de l’au-delà proche de celle du Paradis de Dante. Là, sur une plage de sable blanc, il retrouve les siens, ses frères, dont le bien-aimé R. L., sa mère et son père. Dans un état de béatitude où la comédie sociale n’a plus sa place, il comprend que l’amour est seul capable de nous rendre la paix et de nous ouvrir au bonheur, certitude dans laquelle il puise la force de pardonner à son père. Sa mère, de son côté, comprend qu’elle doit s’en remettre à la volonté divine, s’y accorder dans un sentiment d’amour confiant et, guidée par des créatures angéliques, elle offre son fils défunt à Dieu, accepte enfin sa mort, dans un gracieux geste oblatif. Quant à son père, il aura déjà reconnu avant cette séquence son égarement : « Je voulais être aimé parce que j’étais quelqu’un, un ponte, explique-t-il. Je ne suis rien. Regarde, la gloire qui nous entoure, les arbres, les oiseaux. J’ai été indigne. J’ai tout sali, sans même voir cette gloire céleste. Quel idiot ».

Le pont, dernière image du film.

Le pont, dernière image du film.

Au terme de cette dernière vision, Jack sort de sa tour comme un prisonnier quitte son cachot, le sourire aux lèvres. Il se délivre de tous les carcans qui l’opprimaient, de tous les obstacles qui l’empêchaient. Il est réconcilié avec lui-même et avec les autres, ce que symbolise la toute dernière image de The Tree of Life, celle d’un pont représentant l’horizontalité des rapports harmonieux entre les hommes. Verticalité  des liens de l’homme à Dieu et horizontalité  des rapports humains : deux dimensions qui, aux yeux du chrétien, se complètent et se réalisent dans la plénitude de la Croix.

[1]     Raphaël Picon, op. cit., p. 55.
[2]     Dernier vers du Paradis de Dante (Chant XXXIII,145).
[3]     Cité par Raphaël Picon, op. cit., p. 112.
[4]     Philippe Fraisse, Un jardin parmi les flammes. Le cinéma de Terrence Malick, éditions Rouge Profond, p. 88.
[5]     Raphaël Picon, op. cit., p. 154