La fin de l’humanité commence dans les détails. A la caisse d’un grand magasin, par exemple…

Je déteste ces endroits où, comme tout un chacun, je dois me rendre plusieurs fois par semaine : de la musique abjecte, destinée à vous arracher à vos pensées à force de ritournelles faciles et complaisantes, aux codes couleurs qui cimentent les stéréotypes dans la pratique, en passant par l’éclairage obséquieux et l’assaut permanent des quantités – d’objets, de gammes, de départements, d’acheteurs, de promotions – qui se font passer pour des qualités, tout, absolument tout me rappelle que l’on me prend pour un imbécile et m’horripile, au point… d’y emmener mes enfants, en sorte que nous fassions quelques dérapages de caddies, couvrant ainsi de leurs rires la honte et l’agacement que j’éprouve.

On est prié de se mettre à la queue leu leu le long d’un ruban et d’attendre que s’allume, sur un écran, le numéro de caisse où l’on doit se rendre. Un peu comme dans les administrations.

Le pire est sans doute le passage aux caisses. Or, justement, depuis deux semaines, le Carrefour où je fais mes courses teste la « file unique ». Autrement dit : au lieu de faire le tour des caisses pour choisir celle où l’on croit que l’on attendra le moins (en fonction du type de caissier, de l’âge des clients qui vous précèdent, de la quantité et de la diversité des courses qu’ils soumettent au lecteur de codes barres, des bons de réduction, petites pièces de monnaie ou chèques repas qu’ils sont Afficher l'image d'originesusceptibles de faire valoir, etc.), l’on est prié de se mettre à la queue leu leu le long d’un ruban et d’attendre que s’allume, sur un écran, le numéro de caisse où l’on doit se rendre. Un peu comme dans les administrations. Ou comme au téléphone. (Le summum que j’ai connu était, dans un service traitant les allocations de chômage en Belgique, une file de pré-attente : il fallait se procurer un numéro qui donnait accès à une salle où l’on prenait un numéro pour être reçu.)

Pour faire passer la pilule, un malheureux membre du personnel est chargé, dans les premiers temps, de vous indiquer le numéro qui s’affiche sur l’écran et, pour vous faire patienter, d’offrir des bonbons à vos gosses ou des jetons pour les caddies. Il doit aussi répondre à vos questions. A ma première file unique, je demandais les critères de sélection des caisses. La dame me répondit aimablement que des capteurs installés au début du tapi roulant enregistraient si quelque chose était posé, me précisant aussi que des études avaient montré que les clients attendaient moins et que cela marchait « puisque c’était testé dans plusieurs magasins en même temps ». Je ne relevais pas ce dernier sophisme (sans doute dicté par la direction), mais, comme j’ai l’esprit mal tourné, je lui fis remarquer que cela permettait surtout de compter les clients pris en charge (et à quels moments ils l’étaient) par chaque caissière et assurait un flux permanent (c’est-à-dire tendu) à chaque caisse – ce qui me fut confirmé par une caissière, laquelle s’empressa d’ajouter (avec un petit coup d’oeil au Big Brother invisible) qu’ainsi, « elle n’avait plus le temps de s’ennuyer ».

Impossible, désormais, de jouer sur le facteur humain pour saboter le processus, fut-ce avec un peu de paresse, ou de lenteur.

Et je me pris à repenser à ces années où, travaillant comme étudiant à l’une de ces caisses (à une époque bénie, sans codes barres), j’avais pris l’habitude d’ouvrir la mienne pour faire semblant d’y ranger quelque chose afin de faire croire que j’étais terriblement occupé : ainsi, les clients trop timides pour me demander si ma caisse était fonctionnelle n’osaient s’approcher – ce qui m’avait valu un contrôle de la chef-caissière puisque le nombre d’ouvertures des caisses enregistreuses était relevé automatiquement et de manière centralisée… Impossible, désormais, de jouer sur le facteur humain pour saboter le processus, fut-ce avec un peu de paresse, ou de lenteur. C’est une leçon que chacun devrait méditer : lorsque, en réduisant l’anonymat, en contrôlant la responsabilité de chacun,  on élimine l’existence des free riders (les gens qui profitent de la performance du groupe pour réduire la leur : les profiteurs), on rend aussi impossible des techniques de résistance qu’évoquait Emile Pouget. Et ces techniques là sont sans doute plus utiles que les grèves… Comme le disait Charbonneau : si le mal n’est plus possible, alors le bien n’a plus sa place…

Après plusieurs expériences de la file unique,  je me demandais si l’on attendait moins ou si l’on avait l’impression d’attendre moins (question un peu semblable à celle de la sécurité ou de l’impression d’être en sécurité régulièrement évoquée durant les campagnes électorales). Car l’attente aux caisses et la satisfaction, ou, le plus souvent, l’insatisfaction que l’on ressent suite à son choix relève de divers biais cognitifs. Par exemple, la longueur de l’attente est perçue relativement à ce que l’on observe aux autres caisses : on en aperçoit toujours une où un client arrivé au même moment que soi a fini la transaction avant (à vrai dire, on ne voit que celle là); de même oublie-t-on les passages vite opérés pour ne retenir que les lents, etc. La file unique permet au client (1) de ne plus pouvoir comparer (ce qui élimine une partie des biais cognitifs), (2) de ne plus pouvoir ou avoir à choisir (ce qui élimine le sentiment de responsabilité quant à son choix), (3) d’être acheminé selon des critères impersonnels, automatiques, égalitaires et qui semblent rationnels (ce qui donne une légitimité à la manoeuvre).

Rosanvallon, dans un ouvrage qui a fait date, La Contre-démocratie, montre que les techniques deAfficher l'image d'origine rationalisation administratives ont précédé celles de rationalisation industrielle, ont constitué une sorte de contre pouvoir à la représentation et ont servi à re-légitimer une démocratie déjà en crise. Cette tendance, ce fantasme qui ferait de l’efficacité une valeur morale et métapolitique – qui est sans doute, n’en déplaise à Rosanvallon, non pas « contre-démocratique » (terme qui qualifie pour lui les moyens par lesquels on s’assure du bon fonctionnement de la démocratie), mais antidémocratique, et que l’on appelle aujourd’hui le technocratisme – rejoint une autre tendance, un autre fantasme, celui de la cybernétique (on lira à ce propos L’Empire cybernétique, de Céline Lafontaine) et, désormais, du transhumanisme : celui de la gestion sociétale automatique, objective, machinique.

Que l’on ait affaire ici à des technologie (ici, l’informatique, la récolte et le traitement algorithmiques des données) ne doit pas faire oublier – comme n’a cessé de le répéter Jacques Ellul – qu’il s’agit d’abord d’un mode d’organisation sociale, à l’instar du taylorisme (et de son pendant économique, le fordisme), c’est-à-dire de la division d’un travail en taches simples et répétitives, ou de son opposé, le toyotisme. Celui-ci a remis les savoirs, la capacité d’innovation et la responsabilité des ouvriers dans la balance productive, par équipes, ce qui a permis aux détenteurs du capital de profiter de ce savoir gratuitement, d’augmenter la productivité et d’assurer un plus grand contrôle social sur et par les membres de cette équipe. Une de mes connaissances, qui dirige un grand magasin, a instauré récemment la logique du manager d’un jour : chaque employé devient manager à tour de rôle, ce qui l’oblige à transmettre les infos, à gérer de manière transparente et, tiens donc, le « valorise » (la vertu psychologique des petits pouvoirs !) – et cela sans augmentation de salaire, bien sûr. Rationaliser et automatiser se juxtaposent ou, de plus en plus souvent, s’articulent très bien avec le fait de faire participer : l’important est que cela ne déplace pas le pouvoir, l’augmente et même le légitime aux yeux mêmes de ceux qui n’en disposent pas.

Dans les grands magasins, les deux logiques sont présentes : d’une part, la rationalisation avec la file unique, l’appel constant et le renforcement des stéréotypes, la disposition des produits dans les rayonnages ainsi que les divers automatismes informatiques, d’autre part, la participation (des clients) avec les enquêtes de satisfaction et les scanners mobiles qui permettent à ces mêmes clients d’enregistrer les prix de ce qu’ils prennent en rayon, et aux patrons d’éliminer du personnel (donc, une fois les machines amorties, des coûts) tout en faisant faire le travail par ceux qui le paient. La coexistence de caisses classiques, de scanning par la clientèle, de caisses spéciales (pour les petites courses, parfois les handicapés ou les familles) ou encore de points de livraison où des membres du personnels délivrent les biens commandés par le client donnent aussi l’illusion d’un choix entre plusieurs services, donc l’impression que le client est pris en compte par et pour lui-même (en fait, par niches marketing).

Si la relation entre les grands magasins et notre système politique est une synecdoque, dont on ne sait quel est le tout et quel est la partie, elle en dit long sur ce qui nous attend…