Dans sa #Technochronique, Frédéric Dufoing s’emploie à décortiquer un objet technologique. Poussette connectée, caisse automatique ou écran interactif, etc. : que nous disent-ils de l’empire technicien ? Frédéric Dufoing est un philosophe belge ; il a notamment publié L’écologie radicale en 2012.

Dans toutes les écoles on installe désormais des « tableaux intelligents », aussi nommés « tableaux interactifs », sans doute parce que leur connectique leur permet de copuler avec à peu près n’importe quel gadget. Il s’agit en fait de grands écrans tactiles que l’on accroche aux murs et qui chassent les vieux tableaux noirs et leur poussière de craie. On peut y faire apparaître des pages internet, des vidéos, de la musique, des textes, des schémas, des machins et des bidules en couleur qui bougent, qui gigotent, qui clignotent, qui se déplacent avec le frottement du doigt, se contractent, se rétractent, etc. : en quelque sorte du powerpoint agité. On peut même y écrire avec un marqueur aussi électronique que le reste et prévoir la correction automatique des erreurs ou des approximations. Par exemple lorsque l’on dessine une forme géométrique, ou encore des effets de mise en page, l’écran rectifie les angles, retend les lignes, devine ce qu’il faut faire avec ce que vous avez fait. C’est une vraie fête foraine, un carrousel de possibilités digne d’un film de Jacques Tati. Et il faut des heures et des heures non seulement pour savoir comment ça marche  – et souvent pourquoi ça ne marche pas – mais aussi pour comprendre à quoi diable cela va bien pouvoir servir…

Car enfin, on pouvait déjà projeter des films, des textes et des images avec les ordinateurs dont on a suréquipé les écoles  –  ordinateurs désormais obsolètes et que l’on refourgue maintenant aux pays en proie de développement. Quant aux correcteurs et aux formes géométriques, un coup d’éponge, un petit coup de craie et, sur l’antique tableau noir, votre triangle redevenait isocèle, votre participe passé se réajustait aux déraisons de la langue française et votre schéma expliquant la désormais factice séparation des pouvoirs en démocratie tenait dans son cadre. C’était magique, c’était simple !

Et Socrate ou Aristote, qui ne vénéraient aucun tableau interactif, étaient-ils si mauvais professeurs ? Aurait-il fallu que Platon explique à ses malheureux enchaînés qu’il fallait se détourner des ombres grossières du tableau noir pour contempler le lumineux astre électronique en pleine cognition ?

Tenez, à propos, pas plus tard que cette semaine, j’expliquais à mes élèves cette fameuse séparation des pouvoirs à l’aide d’un graphique dessiné à main levée sur mon tableau noir (que je protège avec barbelés et kalachnikovs), de métaphores, de références historiques et d’une contextualisation scolaire : un dispositif didactique indigne d’un pédagogue postmoderne, ce dont je ne suis pas peu fier. Les élèves auraient-ils mieux ou plus vite compris si mes flèches avaient clignoté, si le pourcentage de 90% –  désignant les lois issues de l’exécutif et des instances européennes sans légitimité démocratique – avait surgi en tournoyant comme une tornade ou si, à côté de la mention « pouvoir législatif » couleur fuchsia en arial 23 était apparue la vidéo mp4 d’un député en session cherchant ses consignes de vote sur la page facebook de son parti ?

La question est surtout : combien de temps aurais-je passé à lire les consignes de programmation et à mettre en place les attractions de fête foraine au lieu de lire et digérer des ouvrages de sciences et de philosophie politiques ?

Et Socrate ou Aristote, qui ne vénéraient aucun tableau interactif, étaient-ils si mauvais professeurs ? Aurait-il fallu que Platon explique à ses malheureux enchaînés qu’il fallait se détourner des ombres grossières du tableau noir pour contempler le lumineux astre électronique en pleine cognition ? Protagoras aurait-il dû enseigner que la mesure de toute chose était le software ? Démocrite, que la matière était un empilement de data ? Et, en ce qui nous concerne, faut-il jeter la parole et l’organisation du discours aux oubliettes pour se vautrer dans les images et les émoticônes ?

Réduit à sa longueur, voire à sa langueur, le discours présente certes de nombreux défauts, notamment de ne pas mobiliser (ou de mobiliser moins) les affects et les sens ; cependant, ceux-ci restaient libres de s’investir et d’être investis. Aujourd’hui, la mobilisation des sens et des affects est littéralement totalitaire ; elle amène une sorte de sursaturation qui, comme tout ce qui est hors de proportion, détruit l’objectif qu’elle sert. Le monopole tactique voire stratégique des tableaux interactifs et de tout ce qu’ils impliquent va renforcer cette sursaturation.

Ecran blanc ou boite noire ?

Enseigner, c’est d’abord comprendre pour expliquer; puis comprendre comment expliquer ; et enfin, en situation, en flux tendu, ajuster son dispositif, et non pas décorer un taudis intellectuel, un ready-made avec un fatras rococo qui est d’autant plus rigide et stérile qu’il est clinquant et ludique. Car, de nos jours, apprendre ne peut être qu’une activité ludique et n’est ludique que ce qui est spectaculaire, c’est-à-dire ce qui emprisonne l’attention : le show – dénoncé aussi bien par Illich que Debord. Capturer – et non plus capter, mettre en orbite –  l’attention des élèves est devenu une obsession pédagogique quasi-exclusive.

Dans les faits, il s’agit aussi de fliquer et de contrôler par des moyens qui ne s’appuient plus sur la légitimité de l’institution, l’autorité ou la croyance dans l’avenir radieux que nous promet l’ascenseur scolaire.

Le signe quantifiable de cette capture, c’est-à-dire de l’activité cognitive qu’elle doit en théorie susciter, est l’enthousiasme, censé se mesurer à la participation. D’ailleurs, celle-ci pourrait faire l’objet hautement administratif d’un rituel d’évaluation. Car le tableau blanc est potentiellement une boîte noire, qui peut tout enregistrer pour tout « partager ». Pourquoi ne pas imaginer, avec cet appareil enregistreur, qu’on puisse juger de l’efficacité de la prestation verbale et non verbale du professeur en calculant – comme on chronométrait jadis le temps pris par chaque geste de l’ouvrier sur une chaîne de montage tayloriste – le nombre de bâillements, de regards fuyants, de chuchotements de voisinage, de tripotages ou grignotage de crayon, de pianotages intempestifs sur écrans tactiles des élèves…

Officiellement, l’objectif poursuivi par le tableau interactif consiste à rentabiliser la conscience en évitant l’ennui des élèves (et donc l’évasion !). Dans les faits, il s’agit aussi de fliquer et de contrôler par des moyens qui ne s’appuient plus sur la légitimité de l’institution, l’autorité ou la croyance dans l’avenir radieux que nous promet l’ascenseur scolaire. Au-delà de la monopolisation du technologique comme accès au savoir, le tableau interactif pousse plus loin encore le processus de contrôle déjà à l’œuvre à l’école. Plus encore, il pervertit ce processus. L’écran blanc, devenu boite noire, travaille à augmenter la docilité des élèves… et, last but not least, celle des profs.