Être prêt pour survivre : un peu partout dans le monde, des « preppers » se préparent à faire face à l’effondrement de notre civilisation. Pandémie, pénurie, terrorisme, catastrophe nucléaire : les menaces ne manquent pas. Anticiper, résister, combattre, oui, mais comment ?

Petite Poucette mon cul

La jeune personne de notre temps, Michel Serres l’a appelée « Petite Poucette » pour son habileté à faire courir ses pouces sur le clavier de son téléphone portable. Et il lui a promis un futur radieux : « Petite Poucette n’aura pas faim, pas soif, pas froid, sans doute jamais mal, ni même peur de la guerre sous nos latitudes. Et elle vivra cent ans. » Madeleine, dans le film Les Combattants, envisage l’avenir de façon très différente. Quand on lui demande ce que ses études – un master en modélisation économique – signifient concrètement, elle répond : « L’idée, c’est de prévoir les mouvements futurs, et de pouvoir s’adapter dans le présent. Mais bon, comme les mouvements futurs y en aura pas, ça sert à rien. » Ce qu’elle voit venir, c’est la fin – la fin du monde tel que nous le connaissons, un effondrement général, où la question ne sera plus de gérer des actifs financiers avec un rendement optimal, mais de survivre au passif de notre civilisation, où il ne s’agira plus de prendre position sur les marchés à terme, mais de trouver la nourriture de ce jour.Afficher l'image d'origine

À cela elle veut se préparer. Le matin, elle broie des poissons crus au mixer et boit le jus obtenu, parce que quand tout viendra à manquer il ne faudra pas faire la fine bouche ; elle nage dans la piscine de la résidence familiale avec un sac à dos lesté de tuiles ; elle est avide d’apprendre les techniques qui permettront de s’en sortir quand toutes les ressources de la civilisation feront défaut. C’est pour cela que, laissant tomber la macroéconomie, elle veut s’engager dans l’armée. Et, afin d’augmenter ses chances d’être affectée à une unité d’élite, elle s’inscrit à une préparation militaire. Arnaud, quant à lui, fait preuve de beaucoup moins de détermination. Sa mère aimerait le voir prendre en main son avenir : « L’important c’est surtout que tu te projettes. » En fait de projet, il s’apprête à travailler pendant l’été dans l’entreprise de menuiserie familiale, reprise par son frère aîné après la mort de leur père. Là dessus arrive Madeleine. Attiré par elle, il décide de suivre lui aussi la préparation militaire.

De la junte à la jungle

C’est peu de dire que l’expérience déçoit Madeleine : elle trouve l’armée trop molle, les exercices trop formels, et son individualisme forcené entre en permanence en conflit avec l’obéissance requise et les exigences de la vie collective. Ses écarts de conduite mettent Arnaud au supplice : ou bien il est solidaire du groupe, et perd Madeleine, ou bien il se range de son côté, et paraît son toutou. Excédé, il finit par tout lâcher et cette fois, c’est Madeleine qui le suit : quittant le camp militaire, ils vont vivre à deux dans la forêt, sans matériel ni provisions. « On est complètement sous-équipés, c’est cool ça », constate Madeleine, ravie de les voir enfin réduits à leurs propres moyens. Ils oscillent entre attraction et agacement : chez elle, une intransigeance qui frôle la haine du monde, chez lui une souplesse qui confine à la mollesse.

Si le confort moderne semble vain et artificiel, le dégoût de Madeleine est trop entier pour être honnête. Certes, il y a un orgueil insensé dans la façon dont les temps modernes ont prétendu arraisonner la création, la mettre en coupe réglée, l’exploiter sans limite. Cependant, l’attitude qui consiste à rejeter le monde tel que la modernité l’a façonné, pour revenir à une nature intacte, n’est pas le contraire de l’orgueil, mais sa continuation sous une forme inversée, exaspérée. Qu’on le veuille ou non, ce n’est pas la nature brute qui nous est aujourd’hui donnée, mais une terre transformée par l’activité humaine. C’est cette terre qu’il nous revient d’habiter, non la forêt primitive.

Du « je » au « nous »

Dans les bois, Madeleine et Arnaud ne survivent pas longtemps. Quand Madeleine est malade et qu’un incendie de forêt se déclare, ce ne sont ni leurs théories ni leurs muscles qui les sauvent, mais l’intervention opportune des sapeurs-pompiers. L’épreuve est arrivée et ils n’étaient pas prêts. Lamentable, ou édifiant ? Faut-il regretter que nos deux aventuriers aient échoué à s’en sortir tous seuls ? Dans l’encyclique Laudato si’, le pape rappelle que respecter la nature signifie aussi, pour l’homme, respecter sa propre nature. Disant cela, il pense en premier lieu aux transhumanistes qui prétendent nous « augmenter », et à ceux qui oublient que l’humanité est formée d’hommes et de femmes – ce dont Madeleine et Arnaud font à leur manière l’expérience au cours de leur aventure. On ne doit pas non plus oublier que l’anthropos est aussi zoôn politikon, le vivant politique, le vivant qui déploie et accomplit son être au sein de la cité. Ce que l’encyclique ne se fait pas faute d’indiquer, en soulignant le fait que la conversion écologique à laquelle nous sommes appelés doit être aussi une conversion communautaire. Tel est le point aveugle d’un certain survivalisme, qui est avant tout un individualisme. Vite requinquée par son passage à l’hôpital, Madeleine conclut : « La prochaine fois, ça se passera pas comme ça. Parce que la prochaine fois, il faudra qu’on soit mieux préparés. » Le progrès, par rapport au début, est immense, où elle aurait dit : la prochaine fois, il faudra que je sois mieux préparée. En temps d’effondrement, la faculté qui nous sera la plus indispensable ne sera pas de reconnaître les racines comestibles, mais de faire vivre une communauté humaine.

Que faire si tout s’effondre ?

Imaginons. Grève hardcore chez EDF : plus d’électricité pendant quinze jours. Plus de lumière, plus d’internet, plus de téléphone. Incident diplomatique avec la Russie : plus de gaz. Pénurie de pétrole : circuits de distribution coupés, supermarchés vides. Explosion d’une centrale nucléaire : exode massif des zones irradiées. Crise bancaire : tous les comptes disparaissent. Faillite de l’État : plus de services publics. Plus d’infirmiers, plus de policiers, plus de pompiers. Les scénarios divergent, le constat demeure : en cas d’effondrement brutal, nous serons démunis. Habitués à sous-traiter la plupart des aspects de notre vie quotidienne, ignorants de nos corps comme des équilibres globaux, nous voilà désarmés.

Prendre au sérieux les cris d’alarmes des scientifiques et des économistes : c’est ce que proposent Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (Seuil, 2015). L’utopie, préviennent-ils, a changé de camp : ce n’est plus imaginer un ailleurs radieux, c’est croire que le système actuel peut continuer indéfiniment. Cet essai de collapsologie, néologisme signifiant « science de l’effondrement de la civilisation industrielle » (du latin collapsus, « tombé d’un seul bloc »), n’est pas un énième livre sur « la crise », mais une étude transdisciplinaire sur la convergence possible de toutes les crises contemporaines. « Lorsqu’une civilisation devient “hors-sol”, c’est-à-dire qu’une majorité de ses habitants n’a plus de lien direct avec le système-Terre (la terre, l’eau, le bois, les animaux, les plantes, etc.), la population devient entièrement dépendante de la structure artificielle qui la maintient dans cet état. Si cette structure, de plus en plus puissante mais vulnérable, s’écroule, c’est la survie de l’ensemble de la population qui pourrait ne plus être assurée  »… Seul remède, donc : (ré)apprendre à nous servir de nos mains pour que l’entraide l’emporte sur la rivalité et la responsabilité sur l’indifférence.

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