Être souterrain est devenu une marque, un passeport, un gri-gri obligatoire et douteux sur le scène musicale contemporaine.
Certains irréductibles musiciens, comme les dingues de Stupeflip semblent cependant toujours frappés par le sceau de l’underground comme s’il s’agissait d’une lettre écarlate.

L’underground est passé largement dans la lumière, c’est une des mauvaises nouvelles du XX siècle. Suivant, comme le reste, le processus d’illumination et de transparantisation enthousiaste, les bas-fonds sont devenus un quartier comme
 les autres. Non pas les bas-fonds géographiques, non pas les ghettos bien réels au pourtour des villes ou dans leur sein, mais ceux de la culture, ceux de la pensée, ceux de la morale. La rébellion moderne n’est plus dirigée que contre elle-même : ceux qui luttent prennent désormais les armes contre l’exclusion qu’ils chérissaient jadis. C’est-à-dire qu’ils cognent sur leur vieille armure et l’écornent, sur leur bouclier, sur ce qui les préservait, à coups répétés appelant, comme tous les autres, à plus d’acceptation, plus de lumière, plus de médiatisation, plus de compréhension, plus de légalité. Les ennemis n’existent plus, ni la différence, ni l’identité, ni les clans. Il n’y a plus qu’un grand terrain même pas vague.

Si bien qu’on ne sait plus tellement à quoi riment des mots tels que « rock »,« punk »,« thrash »,« grunge », qui ont tous, au départ, une signification cradingue, violente ou salace, et qui ne sont plus en 2017 que les étiquettes pâlottes que se collent au front certains bienséants nantis, pour faire comme s’ils existaient en dehors de la plus plate normalité.

Il n’y a qu’à voir comment le mouvement punk américain, dans 
sa presque intégralité, a rallié dans la dernière décennie le camp démocrate (lequel a, lui aussi, renié ses racines). Il n’y a qu’à voir se pavaner les vieux rockeurs et les ex-insortables dans des clips millionnaires et sur les plateaux appeler à voter pour tel ou tel membre de l’élite.

Mais il surgit parfois de la rose mélasse une petite étoile rouillée, ou un bruit crissant, quelque chose qui a l’aspect et le goût d’une goguenardise. Une fêlure dans la mélodie, bourrée de satu sur des samples un peu sales. Un truc stupide et stupéfiant. Un 
truc qui fait cra cra cra cra cra. Qui vient de nulle part et te file un coup de barre. Un truc comme Stupeflip.

Loin des guerres de plateaux, des batteries de spots et du canon des micros. Un groupe à demi mythique, dont presque tous les membres 
sont fictifs, alias 
de vrais types 
obscurs paradant 
sous des masques. Un groupe hybride et hypnotique, dont la gloire à l’envers n’a commencé véritablement qu’après que les majors et la lumière l’ont quitté. Un groupe reconnu, mais rarement compris, sinon par quelques journaleux et, bien sûr, par la bande d’illuminés qui a pris le nom d’ASFH Association de Stups fanatiques (et si vous vous demandez : pourquoi le H ? eh bien on vous répondra que si on a envie de mettre un H qui ne veut rien dire, on le fait ; c’est ça, le Stup).

Dans les cris, les envolées délirantes, l’humour à la valdingue de cette formation bizarre, on retrouve par éclats ce qui a fait l’intérêt des scènes cachées de naguère.

Pour une histoire et une définition claires, il faudra repasser. Version courte : le Crou Stupeflip serait né
 en 1972, avec pour objectif de « terroriser la population, et par là même instaurer une nouvelle ère, « l’ère du Stup ». Son membre le plus connu,  King Ju, serait mort en 1982 écrasé par un vélo, mais il est ressuscité et revient pour se venger de tous ceux qui ont été méchants avec lui. Plusieurs ères se sont écoulées depuis, et le virus revient début mars, avec un album entièrement financé et surfinancé par les fanatiques (affectueusement surnommés les Lapins, quand ils ne se font pas insulter par les membres du Crou).

Dans les cris, les envolées délirantes, l’humour à la valdingue de cette formation bizarre, on retrouve par éclats ce qui a fait l’intérêt des scènes cachées de naguère. Quarante ans après « Never Mind the Bollocks » et « London Calling », Stupeflip fait vibrer encore la rage des punks, en y agglomérant le flow des rappeurs, la jovialité pop et, pour être franc, tout ce qui peut bien lui passer sous la paluche. On pense à Black 47 ou aux Bérus aussi bien qu’à Booba. Parfois, c’est le disco qui se pointe, et parfois, la variétoche un peu mièvre. Tout est moqué, déboîté, remixé, mais tout y est.

Quant aux textes, ils s’accrochent à tout, bordéliques, grinçants, ironiques ; ils s’accrochent puis lâchent tout, reviennent, se répètent, se répètent, allitèrent et tautophonent, et ça recommence d’un album à l’autre. Anathèmes, assonances et anarchie.

Le Crou qui parle dit parfois des choses légères ; parfois il plonge très profondément et écrase ses mots
 sur la réalité. Sur le travail, sur la hiérarchie, sur l’amour, sur la vie de couple, sur la musique, sur l’époque. Ça n’est pas toujours très fin, pas toujours très gentil. C’est comme une cour de récré. Et seul un groupe de cour de récré, d’adultes trop petits ou trop libres pour leurs fringues, peut produire d’aussi bouleversants morceaux sur la douleur qu’il y a parfois à être un enfant.

Il n’y a plus d’ennemis, plus de différences, plus d’identités, plus de clans. Mais il y a deux ou trois fous, dans des bas-fonds de plus en plus étroits, qui font encore comme si la chape de chantilly n’avait pas tout recouvert. Ça rassure ? Bof. Mais c’est marrant.

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