Sommes-nous devenus des monstres ? La question peut paraître provocante, mais si l’on passe la modernité au scalpel de la mythologie, il est possible de répondre à cette question par l’affirmative. Jérôme Courcier a tenté l’opération.

« Quel est l’animal qui marche à quatre pattes le matin, à deux pattes à midi et à trois pattes le soir » ? Dans les sociétés traditionnelles, le moment où l’adolescent, cessant d’appartenir au monde de l’enfance, se voit promu comme membre de la communauté des adultes constitue une naissance culturelle. L’épreuve initiatique est généralement conditionnée par la réussite dans les trois domaines du désir sexuel (la tempérance), de la guerre (le courage), et du savoir (l’intelligence et la piété), d’une part parce que ces sociétés sont organisées en trois classes distinctes (productive, guerrière et sacerdotale), et d’autre part parce que, comme il s’agit de naître une seconde fois, il faut accepter la succession des stades propres à l’homme : d’abord enfant (être de désir), puis adulte (être de courage), enfin vieillard (être de savoir et de sagesse).

Cette conception explique la question de la Sphinge à Œdipe. En répondant l’homme, parce qu’enfant il marche à quatre pattes, adulte il se tient sur ses deux jambes, et vieux il a besoin d’une canne, Œdipe croit triompher et pouvoir devenir Roi. En fait, il échoue à l’épreuve du savoir, car il pense par lui-même, au lieu de s’appuyer sur la sagesse des anciens, et en conséquence, il va échouer aussi à l’épreuve du courage (il est amené à tuer son père), et à celle du désir (il épouse sa mère). Comme le Monstre évoqué par la Sphinge, il a mélangé les trois stades du Moi, et provoqué le désordre tant cosmique que social[i]. Nous aussi, ne sommes-nous pas devenus comme Œdipe des « monstres » ?

Oedipe et La Sphinge, Francis Bacon

Œdipe et La Sphinge, d’après Ingres, Francis Bacon, 1983

Des monstres ingrats et ignorants ?

Sur le plan du savoir, comme le note François-Xavier Bellamy dans Les Déshérités, « il s’est produit, dans nos sociétés occidentales, un phénomène unique, une rupture inédite : une génération s’est refusée  à transmettre à la suivante ce qu’elle avait à lui donner. Nous avons perdu le sens de la culture. Elle est pour nous, au mieux, un luxe inutile ; au pire, un bagage encombrant. Elle ne nous intéresse plus que sous la forme d’une distraction superficielle, d’un plaisir intelligent ou d’un agrément décoratif ». Selon lui, la transmission de la sagesse des anciens est devenue une aliénation, au prétexte qu’elle ôte à l’enfant la possibilité de construire tout seul ses propres références, de faire ses choix, d’adopter individuellement ses valeurs, de penser par lui-même. Depuis René Descartes, l’école est vue comme le lieu principal de la déformation de la nature humaine. Jean-Jacques Rousseau a prolongé le propos en posant que « l’état de réflexion est un état contre nature, et l’homme qui médite est un animal dépravé »[ii], et Pierre Bourdieu n’a fait qu’enfoncer le clou en assimilant l’école aux appareils répressifs d’État (ARE), chers à Althusser, à savoir, entre autres, la famille, l’église, l’hôpital psychiatrique, l‘entreprise et l’armée. En voulant faire de l’homme un monstre (« un sauvage fait pour habiter dans les villes »)[iii], on ignore le fait que l‘être humain est « par nature » un être de culture, un être en puissance qui doit être actualisé, puisqu’il n’accomplit son humanité que par la rencontre avec ce qu’autrui lui transmet. Comme le dit si bien François-Xavier Bellamy, « le défaut de transmission est un crime contre l’humanité ».

Ce propos était déjà en filigrane celui d’Hannah Arendt, lorsqu’elle a publié en 1961, Between Past and Future, qui faisait le constat de la crise de la culture, et que cette dernière résultait de « la disparition de la tradition entre le passé et le futur ». Cette « absence de testament », s’expliquait selon elle par l’usure de la tradition, son détournement à des fins personnelles, et sa transformation, par la société de masse, en loisirs intégrés au cycle du travail. Elle écartait néanmoins toute jérémiade concernant l’appauvrissement de l’univers culturel, pour se demander au contraire: « comment penser dans la brèche ? ». Son projet, en effet, n’était ni de renouer le fil rompu, ni d’en inventer quelque succédané moderne, mais de savoir comment s’exercer à penser pour se mouvoir dans l’intervalle ainsi créé. Pour elle, cette terrible faillite de notre tradition de pensée représentait aussi une occasion exceptionnelle, puisque c’est dans la fin que naît la chance d’un nouveau commencement. Sa réponse était que « nous devions découvrir le passé par nous-mêmes et lire les auteurs comme si personne ne les avait jamais lu auparavant »[iv].

Un mirage nommé désir

Sur le plan du désir, on peut constater avec le regretté Zygmunt Bauman, que la société contemporaine a un

Zigmunt Bauman (1935-2017)

Zigmunt Bauman (1935-2017)

caractère de plus en plus « liquide », c’est à dire flexible et précaire. Dépourvue de poteaux indicateurs stables, elle est soumise à une évolution effrénée et perpétuelle. Nous sommes sommés de nous adapter en permanence à une conjoncture en redéfinition permanente, et tenus de participer à un consumérisme de masse aliénant, qui nous enferme dans un état d’insatisfaction perpétuelle. Or, « contrairement aux corps solides, les liquides ne peuvent pas conserver leur forme lorsqu’ils sont pressés ou poussés par une force extérieure, aussi mineure soit-elle. D’où la tendance à se préserver des portes de sortie, à veiller à ce que toutes les attaches que l’on noue soient aisées à dénouer, à ce que tous les engagements soient temporaires, valables seulement « jusqu’ à nouvel ordre ». Nous vivons donc dans un monde où l’identité et la sociabilité des individus se construisent à coup de consommation, qui devient un moyen de s’intégrer à la société, alors même que nous savons depuis toujours que « l’homme comblé ne dure pas : il ressemble au bétail qu’on abat » (Psaume 48-49).

A l’instar de Jean-Claude Michéa, Luc Ferry considère la liquéfaction de la société comme le fruit de la déconstruction des valeurs traditionnelles induite par l’innovation, impulsion fondamentale de la machine capitaliste. En effet ces valeurs, dont en premier chef la morale, freinent la consommation magnifiée après-guerre par l’existentialisme sartrien[v]. « On ne peut pas avoir en même temps l’enfant bien élevé, cultivé et poli, et l’enfant zappeur / consommateur que l’on ne cesse de vouloir fabriquer pour que le commerce marche »[vi] écrit Luc Ferry, dans la mesure où plus on a une vie intérieure riche, et plus on est structuré par des valeurs non seulement morales, mais culturelles et spirituelles stables et fortes, et moins on éprouve le besoin de consommer à tout propos.

Nous vivons donc dans un monde où l’identité et la sociabilité des individus se construisent à coup de consommation, qui devient un moyen de s’intégrer à la société, alors même que nous savons depuis toujours que « l’homme comblé ne dure pas : il ressemble au bétail qu’on abat » (Psaume 48-49)

Pour l’ancien ministre de l’Education, ce sont les mouvements bohèmes de la fin du XIXᵉ siècle qui, en sapant les fondements de la culture « classique » (la figuration en peinture, la tonalité en musique, les règles traditionnelles du roman, du théâtre, de la danse, et même du cinéma), ont les premiers promu l’hédonisme et l’hyperconsommation. Ils ont ainsi accompli, sans le savoir ni le vouloir, les desseins les plus profonds du capitalisme moderne, qui encourage en effet la désublimation, c’est-à-dire la satisfaction immédiate des désirs.

Nos forces nous abandonnent-elles ?

Notre époque se caractérise par ailleurs par un certain relativisme, c’est-à-dire un refus de tout jugement, de tout classement. A contrario, pour Friedrich Nietzsche, comme la morale consiste à évaluer, il ne faut pas se situer par-delà toute morale, mais par-delà les évaluations traditionnelles du bien et du mal. Ainsi pour lui, être faible, ne signifie pas être inférieur physiquement, socialement, économiquement ou politiquement. C’est avant tout être incapable de s’affirmer par soi-même, n’agir que par rapport/comparaison avec un maître, et se réfugier dans le confort du troupeau. C’est aussi avoir besoin de certitudes, alors que l’existence, les sentiments, les sens ont quelque chose d’inattendu, d’énigmatique, d’ambigu. C’est enfin avoir besoin de se réclamer d’un idéal comme d’une autorité absolue, infaillible, inexorable, devant qui on s’humilie, l’idéal, fiction humaine se retournant alors contre l’homme réel qui l’a conçu.

Pour Nietzsche, c’est le concept d’acquiescement qui fonde la morale des forts. Comme nous ne savons guère ce que nous sommes, à part être un fragment de destin, l’homme doit devenir ce qu’est la nécessité elle-même. C’est l’amor fati, l’amour du destin. On devient ce que l’on est en laissant « l’“idée” organisatrice, celle qui est appelée à dominer, […] croître en profondeur, se mettre à commander, vous ramener lentement des chemins détournés, des voies sans issue où l’on s’était égaré, préparer la naissance de qualités et d’aptitudes isolées qui, plus tard, se révéleront indispensables comme moyens pour atteindre l’ensemble, former l’un après l’autre les facultés auxiliaires avant même de rien révéler sur la tâche dominante, sur le “but”, la “fin”, le “sens” »[vii].

Il n’est donc pas surprenant que, comme Jésus, Nietzsche nous invite, pour nous situer par-delà du bien et du mal, à suivre la loi de l’amour : « Ce qui se fait par amour se fait toujours par-delà le bien et le mal », reprenant ainsi la formule de Saint Augustin : « Aime et fais ce que tu veux »

De la même façon St Augustin posait que pour accéder à son être véritable, il fallait « mettre son âme en Dieu »[viii]. Être fort, c’est donc être confiant en soi, c’est accepter toute la réalité sans chercher à l’éviter, à la nier et à la calomnier, et être heureux, puisque le bonheur est inséparable de l’action. Il n’est donc pas surprenant que, comme Jésus, Nietzsche nous invite, pour nous situer par-delà du bien et du mal[ix], à suivre la loi de l’amour : « Ce qui se fait par amour se fait toujours par-delà le bien et le mal »[x], reprenant ainsi la formule de Saint Augustin : « Aime et fais ce que tu veux »[xii]. La véritable force n’est que l’ensemble des conduites que dicte la capacité d’aimer, et pour Nietzsche, le « monstre » n’est pas le mal absolu, mais une forme de vie qui a échoué à atteindre sa forme pleine et parfaite : « Celui qui combat des monstres doit prendre garde à ne pas devenir monstre lui-même. Et si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi ». (Par-delà le Bien et le Mal, chapitre IV maxime n° 146)

Une métamorphose inéluctable ?

Compte tenu de l’ébranlement du tryptique savoir-désir-force, nous pourrions acter notre métamorphose à l’état de monstre. A l’inverse, puisque cet ébranlement concerne tant les personnes que les sociétés, nous pourrions opposer une réponse en deux temps. La première avec Saint Paul. Il estime que la forme pleine et parfaite de la vie repose sur la trinité de la tempérance (le refus des pulsions du corps), du savoir (la libération de l’intelligence permet le discernement), et de la force (l’obéissance au commandement de l’amour permet de se passer des interdits posés par la Loi). La seconde avec Jürgen Habermas. Dans Théorie de l’agir communicationnel, reprenant la tripartition platonicienne entre le ventre, la tête et le cœur,  pose que toute société, en doit remplir trois fonctions élémentaires : garantir la subsistance physique (qui permet les conditions de la tempérance) de ses membres, transmettre les normes et les valeurs de la communauté (savoir), et maintenir la cohésion du groupe (force).

Ces deux réponses, complémentaires, ont le mérite de nous rappeler qu’à toute crise de l’homme, il n’y pas de réponse exclusivement politique ou exclusivement personnelle. On ne peut dissocier la quête de la vie bonne de celle du bien commun. Pour freiner l’hégémonie de l’ère des monstres, il s’agit d’un combat intérieur que d’un combat politique. On ne lassera pas de le répéter : « Tout est lié ».

[i] Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs
[ii] Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
[iii] Emile Livre III
[iv] The Crisis in Culture: Its Social and Its Political Significance
[v] dans Pour une morale de l’ambiguïté (Paris, Gallimard, 1947) Simone de Beauvoir pose que le monde de l’être (de l’en-soi) est l’épargne, et celui de l’existence (du pour-soi) c’est la consommation, la fête, qui permet de marquer son indépendance par rapport à la chose.
[vi] Luc Ferry L’innovation destructrice, Paris, Plon, 2014, P 113
[vii] Ecce Homo, « Pourquoi je suis si sagace »
[viii] Confessions Livre X, Chapitre XL
[ix] L’agir chrétien ne consiste pas obéir à une loi (la Torah comporte 613 préceptes), mais à être en communion avec Jésus.
[x] Par-delà le Bien et le Mal chapitre IV maxime n° 153
[xi] Traité sur l’Epître de Saint Jean aux Parthes