« La géographie humaine est la forme de l’Histoire ». La sentence se trouve au cœur du dernier et superbe récit de Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs (Gallimard) paru en novembre 2016. Dès lors, il suffit de sortir de son immeuble – HLM ou haussmannien – de sa maison – bourgeoise ou pavillonnaire – et de se balader dans nos rues, (auto)routes et chemins pour comprendre dans quel monde nous habitons. Mais alors ami flâneur des villes, que nous raconte le paysage ?

Quand on arrive en ville

Le constat est unanime, évident, si flagrant que l’on cesse presque de s’en étonner : nos entrées de ville sont défigurées… et uniformes. Si Brel revenait, il ne chanterait plus la « laideur des faubourgs » mais la laideur des Carrefours©. Je ne vais pas nous imposer la trop longue litanie des enseignes – Auchan, Castorama, Ikéa, etc. – nous ne connaissons que trop bien la camisole de moche qui entoure nos villes. Du fait de cette frénésie des grandes surfaces, de leurs immenses parkings et de l’extension sans limite des banlieues pavillonnaires standardisées, l’étalement urbain représente l’équivalent d’un département français enseveli tous les sept ans sous le béton. La richesse des sols est à jamais perdue, nous ne cesserons jamais de dénoncer ce scandale écologique et esthétique. Mais alors pourquoi un tel saccage, qui plus est uniforme, dans toutes les villes françaises ?

Les raisons sont connues et multiples. On peut incriminer la décentralisation, les pouvoirs d’urbanisme laissés aux élus locaux (qui peuvent aisément transformer les terres agricoles en terres constructibles), un exode rural non maîtrisé, le lobby du BTP et des grandes enseignes, etc. Mais fondamentalement, ce paysage périurbain, « forme 
de l’Histoire », témoigne d’une utopie, celle de l’individu autonome. Ce paysage est celui de la maison individuelle 
et surtout de la voiture individuelle, outil par excellence de l’autonomie.Toutes les activités de la vie – travail, consommation, loisirs – sont organisées autour de la voiture. « En quarante ans, écrit Sylvain Tesson, le paysage se transforma pour que passent les voitures. Elles devaient assurer le mouvement perpétuel entre les zones pavillonnaires et le parking des supermarchés. Le pays se piqueta de ronds-points. Désormais les hommes passeraient des heures dans leur voiture. Les géographes parlaient d’un mitage du territoire : un tissu mou, étrange, n’appartenant ni à la ville ni à la pastorale une matrice pleine de trous entre lesquels on circulait. »

Si l’on doit penser une nouvelle organisation des ces espaces périurbains, il ne faut pas non plus faire preuve 
de dédain – façon Télérama et ses numéros sur la « France moche ». Critiquer la maison Phénix, son crépis « jaune Californie » (sic), et son garage à fermeture électrique, ce n’est pas s’attaquer à ceux qui y vivent. N’oublions pas que pour la classe moyenne qui a émergé dans la fin du XXe siècle, 
la maison individuelle représente un véritable progrès et offre un cadre propice à l’épanouissement de nombreuses familles.

En finir avec ce paysage, ce n’est pas du mépris de classe, c’est au contraire vouloir créer de nouvelles solidarités, faire en sorte que les habitants n’habitent plus à côté, seuls et autonomes, mais créent une communauté de vie. Cela se traduit par des nouveaux modes de loisirs, de consommation. Une AMAP qui réunit des habitants d’un quartier, c’est plus de lien social, des voitures laissées au repos et le Leclerc du coin qui perd des clients et renonce ainsi à s’agrandir (et demain qui ferme ?). Contre un urbanisme qui nous conditionne en homo consumerus, à nous d’opposer les comportements qui récusent la fatalité des lieux.

Boulimie et anorexie

Une fois passée la couronne périurbaine, le flâneur
 des villes poursuit son chemin. Il se dirige vers le « centre-ville ». Mais attention, tout dépend de quelle ville nous parlons. Car aujourd’hui, effet de la mondialisation, la taille de la ville détermine sa nature : il faut distinguer la ville, petite ou moyenne, de la métropole. C’est ce que nous expliquent le géographe Christophe Guilluy et notre contributrice Marie Sève dans ce dossier. L’émergence des métropoles connectées au monde est la conséquence directe de la mondialisation. Celles-ci accueillent à la fois les classes les plus aisées et une population immigrée très pauvre. Les cadres supérieurs et les « techniciens de surface ». Le centre-ville pour les uns, la banlieue pour les autres. Jamais les métropoles n’ont produit autant de richesses dans notre pays mais jamais elles n’ont accueilli autant de personnes pauvres. La métropole est le lieu du grand écart.

Autrefois orgueilleuse d’un clocher ou d’un beffroi, d’une spécialité culinaire ou d’une industrie locale, cette France des préfectures et sous-préfectures s’appauvrit, ses forces vives sont aspirées par la métropole.

Qu’en est-il des petites villes ? Dans un remarquable article du New York Times du 7 mars 2017, un journaliste américain fait le triste constat suivant : « En France, le déclin des villes de province est celui d’un marqueur de son identité ». Prenant l’exemple d’Albi où il s’était rendu dans les années 80, il décrit sa stupéfaction par la désertion du centre-ville. Seul le tourisme fournit un ersatz de vitalité. C’est l’essence même de notre identité qui est menacée : 
le patrimoine vivant et transmis devient carte postale
 et donc étranger. Autrefois orgueilleuse d’un clocher ou d’un beffroi, d’une spécialité culinaire ou d’une industrie locale, cette France des préfectures et sous-préfectures s’appauvrit, ses forces vives sont aspirées par la métropole. Notre pays fait songer à ces personnes qui, tout en souffrant d’anorexie, sont sujettes à des crises de boulimie. Les villes de la « France périphérique » s’amaigrissent inexorablement, tandis que les métropoles se gavent. Résultat, c’est tout le pays qui est malade.

Cette situation dramatique de certaines villes de province a l’intérêt de nous montrer une vérité. La décroissance pour elle-même n’a pas de sens si elle est subie et exclusivement qualitative. La décroissance vise le « moins » pour atteindre le « mieux », le plus lent pour atteindre
 le plus convivial. Les Carnets de la Décroissance (revue trimestrielle) qui ont consacré deux numéros à la ville utilisent la belle expression de décroissance comme « passion joyeuse ». Alors vive la croissance du commerce !
 Mais en ville, pas dans un centre commercial. Il en 
va de notre identité, de notre environnement, de
 notre Histoire… et donc de notre géographie.

Article à retrouver dans le sixième numéro de la Revue Limite, en vente en ligne et en librairie (liste des 250 points de vente).

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