Au surlendemain des élections, Jérôme Courcier se propose de nous sortir la tête des résultats pour nous faire (re)découvrir Saint Paul, père de la pensée politique catholique.

Depuis les attentats de Paris, l’intégrisme, notamment musulman, et son expression, essentiellement vestimentaire, dans la cité, sont de nouveau au cœur de tous les débats. Faut-il ou non accepter toutes les singularités, tous les particularismes, au nom de la liberté et de la tolérance, ou au contraire les refuser au nom de l’égalité ? Cet éventuel refus ne serait-il pas lui aussi un « mouvement obscène de négation de la modernité » ? Il est intéressant de noter que cette question des accommodements dits « raisonnables » à adopter vis-à-vis des minorités religieuses fait aussi débat dans d’autres pays, et notamment au Canada où la Commission Bouchard-Taylor a rendue ses conclusions en 2008. Certaines demandes et requêtes de la part d’individus provenant de groupes ethniques ou religieux minoritaires sont en effet considérées là-bas par une partie des médias et de l’opinion publique comme étant excessives. En septembre dernier, lorsque la Cour d’appel fédérale a permis à une personne d’origine pakistanaise de prêter serment à visage couvert lors de sa cérémonie de citoyenneté canadienne, des électeurs ont protesté en se rendant à leur bureau de vote avec un sac sur la tête.

Cette question de la justesse des exceptions à la règle est vieille comme le monde puisqu’elle est notamment évoquée dans la première épître de Paul de Tarse aux Corinthiens écrite au 1er siècle. A l’époque la question qui se posait n’était pas vestimentaire, mais alimentaire : un chrétien pouvait-il consommer des viandes sacrifiées dans les temples païens ? Ce n’était pas une question anodine, dans la mesure où, à l’époque, les chrétiens étaient minoritaires, et toute la viande consommée passait obligatoirement par les temples. Il s’agissait donc de savoir si, de facto, les chrétiens étaient obligés de se retirer de la vie de la cité pour ne pas compromettre leur foi.

La réponse de Paul est sans ambiguïté : « tout est permis ! » (10, 23) On peut manger de la viande sacrifiée aux idoles. Pourquoi ? Parce que « nous possédons la connaissance » (8, 1), et savons notamment « qu’il n’y a aucune idole dans le monde et pas […] d’autre dieu que le Dieu unique » (8, 4), aussi « ce n’est pas un aliment qui nous fera comparaître devant Dieu » (8, 8). Pour l’apôtre, comme les idoles ne sont rien, le fait de manger de la viande idolothyte (du grec eidôlon, idole et thuô, adjectif verbal de sacrifier) est indifférent. Par analogie, comme la foi ou « les valeurs », ne sont pas une affaire d’alimentation, de vêtement, ou d’accessoire, on peut arpenter la voie publique vêtu d’une robe orange en criant « hare krishna », entrer dans une école avec un poignard de cérémonie, jouer au soccer avec un voile sur la tête, et même manger une « pointe de pizza » avec un couteau et une fourchette … quand on est maire de New-York.

Néanmoins Paul de Tarse nuance immédiatement son propos : « Tout est permis, mais tout n’est pas bon » (10, 23). Selon lui, il ne faut surtout pas scandaliser son prochain, c’est-à-dire au sens littéral du terme, lui donner une occasion de chuter. « Si quelqu’un vous dit “Ceci est de la viande sacrifiée”, n’en mangez pas, à cause de celui qui vous a averti [et ce afin de respecter sa conscience] » (10, 28). L’apôtre distingue ceux qui, parce qu’ils sont aisés, possèdent la connaissance et ont facilement accès aux viandes sacrifiées, et ceux, souvent issus de couches sociales plus défavorisées, qui sont partagés entre leur adhésion à la foi nouvelle et la crainte révérencieuse qu’ils ont gardée des anciens cultes. Il demande aux premiers d’éviter que leur attitude vis-à-vis des viandes sacrifiées n’engage les seconds à les imiter et à agir contre leur conscience. Il faut en effet, selon lui, tenir compte de la conscience d’autrui : « Je le sais, j’en suis convaincu par le Seigneur Jésus : rien n’est impur en soi. Mais une chose est impure pour celui qui la considère comme telle. Si, en prenant telle nourriture, tu attristes ton frère, tu ne marches plus selon l’amour » (14, 14-15).

Paul rappelle ainsi les fondamentaux de la religion chrétienne que sont la liberté (dans le décalogue, Dieu se présente comme « l’Éternel, ton Dieu, qui t’a fait sortir […] de servitude »), l’égalité (les hommes, faibles ou forts, sont égaux en dignité), et la fraternité (la loi de l’amour), le troisième terme venant résoudre la tension entre les deux premiers. L’anaphore qui scande les trois premiers versets du chapitre 8 de son épître, « J’aurais beau … s’il me manque l’amour, je ne suis rien », ne parle d’ailleurs ni de l’amour « attachement » (éros), ni de l’amour « compassion » (philia), mais de l’amour « fraternel » (agape), qui rend ce qu’il a reçu, qui pousse vers la sortie de soi, pour aller vers l’autre.

Dans le Nouveau Testament, au verset 44 du chapitre 5 de son évangile, l’apôtre Matthieu rapporte également les paroles suivantes : « ἀγαπᾶτε τοὺς ἐχθροὺς ὑμῶν », bien traduites en latin par « diligite inimicos vestros », et plus imparfaitement en français par « aimez vos ennemis ». Si la Vulgate utilise
le verbe diligere (et non amare) pour rendre agapan, c’est bien pour montrer que cette affection est fondée sur le choix et la réflexion, et qu’il s’agit donc d’une estime, d’une appréciation. De même le choix d’inimicus et non d’hostis renforce le propos, car si le second terme correspond à l’ennemi proprement dit, le premier caractérise plutôt l’adversaire.

Paul de Tarse assortit la permission de manger de la viande sacrifiée d’une seconde réserve : « Tout est permis, mais tout n’est pas constructif » (10, 23). Selon lui, il ne faut pas se compromettre publiquement avec l’idolâtrie ou la cautionner. On peut manger de la viande chez soi et même chez un non-croyant, mais il est indispensable qu’aucune confusion avec le culte des idoles ne puisse être établie publiquement, rappelant au passage que les Hébreux, en dépit de la protection divine dont ils jouissaient, ont péri au désert à cause de l’idolâtrie et de la débauche (10, 7-8). L’apôtre distingue ainsi la sphère privée, celle du rapport à soi-même, des intérêts propres, la sphère du rationnel, de l’eran libre de toute contrainte, et la sphère publique, celle du rapport à autrui, de l’intérêt général, la sphère du raisonnable, de l’agapan.

Le privé est le lieu par excellence de la singularité, et le public celui de son absence. A l’inverse, aujourd’hui, dans la mesure où l’on demande à tout un chacun d’accepter publiquement des pratiques qui dérangent, on renverse les termes de l’équation morale pour faire apparaître un homme d’une part unidimensionnel dans sa vie privée (du fait notamment de la standardisation des biens de consommation), et d’autre part multidimensionnel dans ses rapports publics.

Pour les philosophes des Lumières, l’homme devait au contraire être d’un côté cosmopolite,
c’est-à-dire capable de vivre avec les autres, en utilisant une raison que Kant qualifie d’ailleurs pour cela de « publique », et de l’autre, singulier (car commerçant, prêtre, banquier… ou papou, végétarien, poly-amoureux), en utilisant une raison que Kant qualifie inversement de « privée ». Le renversement ne parait pas souhaitable, parce qu’il n’est pas sûr que l’exacerbation des différences dans la sphère publique soit essentielle à l’exercice authentique de la citoyenneté des personnes considérées. En effet, si pour Rawls, « la raison publique est la raison des citoyens égaux qui, constitués en corps collectif, exercent le pouvoir politique et coercitif ultime les uns sur les autres en promulguant des lois et en amendant leur constitution », dans le cadre de la démocratie, elle a effectivement pour ressort la tolérance de la diversité des opinions, et des conceptions de la vie bonne, mais elle n’a que faire de celle des modes de vie. Peut-on exercer sa citoyenneté, c’est-à-dire apporter sa contribution à l’élaboration de buts communs visant à bâtir un avenir meilleur, si on n’est que le porte-parole d’un sexe, d’une coupe de cheveux, d’un régime alimentaire ou d’un vêtement, c’est-à-dire d’intérêts particuliers ?

Paul conclut d’ailleurs en soulignant qu’il est légitime de ne pas revendiquer ses droits lorsque la considération de l’autre s’impose. Il rappelle au passage qu’il a renoncé, au cours de son ministère, à user des droits qui lui revenaient comme apôtre du Christ, et notamment celui d’être entretenu par la communauté, et que par charité, il s’est fait « Juif avec les Juifs, Grec avec les Grecs, et faible avec les faibles » (9, 20-22). Cette question de la limite posée à la revendication de ses droits légitimes est centrale car elle permet de fixer les conditions de possibilité de la tolérance. S’abstenir d’agir pour empêcher l’expression d’opinions, ou l’accomplissement de pratiques que l’on désapprouve, implique de s’accorder sur les limites.

Pour les minimalistes, tout est de facto acceptable puisqu’il faut avant tout respecter l’autonomie de la personne, et ne pas reproduire les modèles dominants. Ils disqualifient l’idée même de limite, au prétexte qu’elle est soit transcendante, or, selon l’expression consacrée, « Dieu est mort », soit immanente, or il n’y a pas de nature humaine. Selon eux ledroit doit faire respecter tout ce qui est “le produit d’un choix libre et volontaire”, et ne fixer de limites que lorsque la stabilité sociale ou les intérêts fondamentaux des individus sont menacés. Ils oublient que les interdits (étymologiquement « les paroles partagées, communes ») ont un sens, une raison. Ainsi, pour ce qui est de la prohibition de l’inceste, Lévi-Strauss nous a appris que ce sont moins des règles qui interdisent, que des règles qui obligent à donner à autrui (agapan), et dont la raison d’être « est d’établir, entre les hommes, un lien sans lequel ils ne pourraient s’élever au-dessus d’une organisation biologique pour atteindre une organisation sociale ».

« Que personne ne cherche son propre intérêt, mais celui d’autrui » (8, 24). Avec sa règle, Saint Paul rappelle, bien avant Ricœur, qu’être c’est « être avec », que le sujet n’est ni extérieur ni antérieur à la relation à l’autre, qu’il n’existe que dans cette relation, et que le regard des autres l’oblige. On voudrait nous faire croire que la simple observance du droit, c’est-à-dire le respect du minimum prescrit, produit le meilleur comportement possible. Mais plus l’homme est contraint par des lois, moins il est porté à aller au-delà des règles existantes, moins il y ad’éthique et de charité, et plus la demande de normes destinées à fixer les comportements croit (la Torah comporte 613 préceptes !). « De la même manière que je m’efforce en toutes choses de complaire à tous, cherchant, non mon avantage, mais celui du plus grand nombre … montrez-vous mes imitateurs » (1 Co 10, 33).