L’éminent Régis Debray vient de faire paraître le recueil des émissions de radio qu’il a données cet été sur France Culture. Allons aux faits, Croyances historiques et vérités religieuses (Gallimard, octobre 2016), tels sont le titre et sous-titre d’une lecture édifiante. Explication de texte et mise en bouche par Ambroise Tournyol du Clos.

On connaissait son art du calembour et de bâtir sur ce meuble édifice une pensée rigoureuse et à rebours. Avec son dernier livre, Régis Debray confirme tout à la fois son talent d’écrivain et d’empêcheur de croire en rond. Sous un titre au chiasme audacieux, Croyances historiques et vérités religieuses, le philosophe rassemble une série d’émissions données sur France Culture à l’été 2016, et dans lesquelles il s’amuse à renverser la table des préjugés partagés. « L’histoire ? Elle est censée nous découvrir la vérité des choses : elle nous dorlote avec de fausses croyances. Les religions ? Elles sont censées nous raconter des blagues : elles recouvrent de rudes réalités. Et si l’opium du peuple n’était pas là où l’on pensait ? Et s’il y avait, dans ce qui s’appelle histoire des vérités-mirages, et dans ce qui s’appelle religion, un mentir-vrai ? »

Sans crainte d’égratigner les égo, Debray fait l’inventaire des fables historiques. En bon révolutionnaire, il déboulonne. Pas tant les héros, que notre prétention affichée à nous en passer. Pas tant la nostalgie, que notre progressisme dédaigneux. Pas tant les mythes, que leur absence dont nous avons appris à nous vanter. Et voilà comme avec brio, le philosophe ex-guévariste, révèle le caractère inhumain de notre postmodernité, privée de visages, de sentiments et de récits. Le triomphe supposé de l’esprit critique nous aveugle doublement face à l’histoire : il nous conduit à mépriser les mythes qui l’ont en partie élaborée, il nous fait croire au caractère objectif des temps que nous vivons sans voir que nous avons aussi nos fables. De Gaulle aurait-il même allumé la flamme de la Résistance s’il n’avait pas tété dans son enfance le lait d’une histoire héroïque ? Notre fière objectivité se résout trop souvent en un aplatissement du sens. Privés de légendes et de récits, voici éteint en nous le désir de faire l’histoire, d’infléchir le cours des choses. « Il est curieux que le ressourcement propulsif dans le révolu, qui permet tous les recommencements, soit jugé réactionnaire et le présentisme amnésique, qui produit le surplace, soit jugé progressiste. C’est drôle et triste. »

La postmodernité accouche en effet, contre toute attente, d’archaïsmes venus du fond des âges et qui accompagnent comme son ombre la mondialisation techno-économique. « Dans le monde arabo-musulman, la plupart des cadres islamistes sortent des facultés de science et des instituts de technologie, et c’est encore dans la Silicon Valley, aux Etats-Unis, que les délires occultistes et spiritistes du New Age se portent le mieux. »

Notre époque a pourtant aussi ses fables, qui ne s’avouent pas comme telles, et prétendent au caractère de vérités objectives, le seul qui ait désormais grâce à nos yeux. Parmi elles, l’utopie fédéraliste sur laquelle la communauté européenne s’est bâtie il y a plus de soixante ans, et qu’on enseigne encore à l’école comme une marche vers le Bien, malgré un échec dont l’actualité se fait chaque jour l’écho. La double illusion de la table rase, exit la nation accusée de tous les maux, et d’une prospérité toujours plus démocratique compose les sables mouvants dans lesquels l’Union européenne s’enlise aujourd’hui. « Moyennant quoi nous tombe dessus ce qu’il y a de plus retro. Le postnational éclate en micronationalismes et en résurgences prénationales (Catalogne, Ecosse, Padanie…), qui nous font retrouver, au bout du XXIe siècle, un paysage du XVe siècle, ou à peu près. Il y aura beaucoup de passé, semble-t-il, dans l’avenir européen. » La fable progressiste reçoit aussi son dû. L’historicisme sur lequel elle se fonde et qui consiste à croire en un progrès cumulatif au travers duquel chaque époque est en mesure de recouvrir celle qui la précède et de la rendre obsolète est passé au crible de la critique ethnologique. La postmodernité accouche en effet, contre toute attente, d’archaïsmes venus du fond des âges et qui accompagnent comme son ombre la mondialisation techno-économique. « Dans le monde arabo-musulman, la plupart des cadres islamistes sortent des facultés de science et des instituts de technologie, et c’est encore dans la Silicon Valley, aux Etats-Unis, que les délires occultistes et spiritistes du New Age se portent le mieux. »

g00066Après avoir rendu l’histoire à ses fables, Debray s’applique à saisir ce qui dans le religieux relève du fait. Et commence par se défendre de tout prosélytisme, comme pour tracer le cadre de son raisonnement: « Tout agnostique que je sois, ne croyant ni à dieu ni à diable, autant vous le dire d’emblée : je suis loin de partager ce vieux complexe de supériorité, et encore moins le complexe du petit rationalisme IIIe République : extirper la croyance, et partout où un mythe a poussé, mauvaise herbe, planter une connaissance à la place. » Croire retrouve sous la plume du philosophe une certaine noblesse, une fonction vitale même : l’homme de foi est plongé dans une espérance qui soutient l’existence, il n’est plus seul mais relié aux autres, il peut se mettre en mouvement et agir. « Si nous n’avions pas, non la faiblesse, mais la force de croire, nous n’aurions pas d’avenir devant nous, ni de société où vivre, ni nulle envie d’agir. L’incroyance absolue est un luxe de légume, on aurait tort d’en abuser sauf à vouloir sécher sur pied. » Le scepticisme de masse qui fait recette dans les médias et qui s’exprime par exemple dans le complexe de la desintox, est une des cibles de l’essai. Le dualisme entre la foi et la science hérité de Descartes et des Lumières est accusé de cécité. Il s’interdit en effet d’appréhender sérieusement l’irrationnel et plonge par exemple nos démocraties sécularisées dans l’incompréhension des phénomènes religieux.

« Surmonter le chaos, conjurer le terrain vague, maîtriser l’informe et l’infini. Isoler, délimiter, donc sauvegarder, freiner la dégradation, prévenir la dispersion. Le sacré ce n’est pas du luxe, c’est le radeau des hommes à la mer. »

L’exigence du sacré, qui légitime le sacrifice et interdit le sacrilège, échappe ainsi à l’entendement de nos ministres qui ne connaissent plus que le confort rhétorique des valeurs. Debray déploie une histoire de la notion de sacré à travers les temps et révèle dans des considérations passionnantes ses multiples métamorphoses. Il voit surtout dans le sacré une donnée anthropologique fondamentale dont il serait bien naïf de vouloir se passer : « Surmonter le chaos, conjurer le terrain vague, maîtriser l’informe et l’infini. Isoler, délimiter, donc sauvegarder, freiner la dégradation, prévenir la dispersion. Le sacré ce n’est pas du luxe, c’est le radeau des hommes à la mer. » La religion, Dieu et les anges, qui font chacun l’objet d’un chapitre, sont également frappés au coin de la nécessité. Tout agnostique qu’il soit, Debray redoute les faux-semblants d’une sécularisation triomphante qui aurait célébré un peu trop vite la mort de Dieu sans voir ce qu’elle avait à gagner dans la probabilité de son existence. « Les étoiles qui s’éteignent au firmament ont depuis un siècle ou deux une fâcheuse tendance à se rallumer au ras des pâquerettes : nos religions séculières qui ont tourné le dos au Ciel, n’ont-elles pas constitué des cultes dignes de ce nom, avec liturgies, missels et demi-dieux ? »

Plaidant avec modestie pour une laïcité consciente d’elle-même, qui ne soit pas l’arbitre des croyances et des consciences mais seulement le cadre où celles-ci puissent se déployer, le philosophe achève son son essai mêlant sagesse et douce folie. On songe immédiatement à La Rochefoucauld. « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit » écrivait le grand moraliste. Sacré Debray !