Elle porte une robe d’avocate. Il porte son épée d’académicien. Elle est aussi discrète qu’il est controversé, mais ils ferraillent tous deux pour une même cause. Mariés depuis plus de trente ans, ces deux citadins partagent en effet une passion secrète, toute campagnarde : les vaches. Il a fait sculpter sur le pommeau de son épée une tête de bovin, elle défend les associations qui combattent l’élevage industriel de la « ferme des mille vaches », en Picardie. Pour la première fois, Limite les a réunis pour un entretien commun. Rencontre avec deux amoureux des bêtes.

Extrait de l’entretien à retrouver dans le dernier numéro de Limite.

[…]

Si l’on vous suit, c’est une interdiction d’ordre général à l’égard de l’élevage intensif qu’il faudrait instaurer. L’état du droit, même étoffé, ne semble pas suffire.

Sylvie Topaloff : Je rejoins Alain : l’expert pourrait éventuellement constater la maltraitance, mais il ne peut constater le chagrin des vaches ! Des études scientifiques démon­trent, quant à elles, que les groupes de bétail de taille importante sont préjudi­ciables aux bêtes. L’Institut national de la recherche agronomique (INRA) expli­que que « les animaux peuvent avoir des difficul­tés à mémoriser l’identité de leurs compagnons, ce qui empêche l’instauration d’une hiérarchie de dominance et se traduit alors par un accroissement des agressions. » Il s’agirait ainsi d’inscrire dans la loi ou le règlement qu’il est interdit de constituer des troupeaux de plus de 50, 80 ou 100 bêtes par exemple.

Et si le droit ne pouvait pas tout ? Ne s’agit-il pas davantage, plutôt que de droit, d’une question d’éthique. « Un homme, ça s’empêche » écrivait Camus.

Alain Finkielkraut : Contre le prométhéisme, l’idée d’un dépassement contin­uel des limites, émerge un nouveau paradigme, une nouvelle éthique de l’empêchement, de la préservation, le « principe responsabilité » selon Hans Jonas, là où prévalait l’optimisme sans fin du principe espérance. Il est donc normal que le droit joue ici un rôle fonda­mental et qu’il fixe des limites.

Paradoxalement, le droit prend acte des réalités de la souffrance animale au moment de la grande transformation de l’élevage fermier en élevage indus­triel. Jean-Pierre Marguenaud, directeur de la revue semestrielle de droit animalier, écrit ainsi « la soumis­sion de l’élevage, des transports, de l’abattage, aux exigences de la rentabilité et à l’inflexible loi du marché mondialisé font qu’il n’y a jamais eu autant d’animaux souffrant aussi terriblement, que depuis qu’il existe des lois pour les protéger. » Jocelyne Porcher (directrice de recherches à l’INRA, auteur de nombreux essais et ancienne éleveuse de cochons, NDLR) refuse même le terme d’élevage industriel pour une expression plus abrupte, mais plus juste. Elle parle de « production animale ». Il y a là comme une sorte de contradiction. Dans le cadre de cette zootechnie, tout devient matière première.

Vous parlez de « loi du marché mondialisé ». Or, une certaine droite vénère l’économie libérale tout en déplorant ce qu’elle engendre : la perte de notre identité. Qu’est-ce que la fin des paysages façonnés par les paysans si ce n’est cette même perte d’identité ?

Alain Finkielkraut : Je ne peux qu’abonder dans votre sens. Ceux-là même qui aujourd’hui se proclament conservateurs raisonnent en termes purement économiques. Hervé Mariton dénonce par exemple les procès drama­tiques faits à la ferme des mille vaches car « il faut assumer cette modernisation ; les dimensions qui font frémir en France paraissent assez moyennes dans bien d’autres endroits. »

Nous voyons renaître le concept de conservatisme, ce qui est une surprise, car, jusqu’à une date toute récente, le conservatisme était le repoussoir de toutes les familles politiques. Et il y en a une qui, soudain, reprend le terme à son compte. Fort bien, mais en même temps, elle préconise une cure libérale pour résou­dre les problèmes de notre société. N’y a-t-il pas là une contradiction majeure ? Sera-t-elle capable de préserver l’essentiel de notre identité si, précisément, elle persiste dans cette vision exclusivement capitali­ste de l’économie ? Je profite de cet entretien dans la revue Limite pour leur poser solennellement cette question !

Et sur la question spécifique de l’identité, ne nous limitons pas à la France… Après tout, ce qui distingue l’Europe de l’Amérique, c’est notamment l’extrême diversité de ses paysages. L’Amérique se carac­térise depuis longtemps par l’essor d’une agriculture indus­trielle. L’Europe a hérité de cette diversité et toute la question est de savoir si elle est aujourd’hui capable, malgré la mondialisa­tion et la pression combinée de la technique et de l’économie, de préserver cet héritage.

À l’inverse, beaucoup d’associations de défense des animaux récusent toute idée de conservatisme. Plutôt que la préservation de l’élevage traditionnel, elles souhaitent au contraire la fin pure et simple de l’élevage.

Sylvie Topaloff : À l’occasion d’une réunion de préparation du procès des « mille vaches », a émergé un fort point de désaccord. Dans mon argumentaire, j’avais écrit que le procédé des « mille vaches » contrev­enait aux « pratiques ancestrales de pâturage ». L214 considère qu’on ne peut pas se prévaloir de ce moyen. Ces pratiques, en elle-même, incarnent la domination de l’homme sur les bêtes. Alain, qui participait à la réunion, est alors intervenu. C’est autour de cette phrase que le débat de fond a eu lieu.

[…] La suite à lire dans le dernier numéro de Limite.

Propos recueillis par Rachel Binhas et Grégoire Deherr.

Illustrations de Guillaume Deloizon.

17457622_1760953824125256_438439228734975457_nLe nouveau Limite est prévu pour début avril. Pour le recevoir directement chez vous, abonnez-vous avant le 27 mars.