Le 12 janvier, Sir Roger Scruton est mort. Eugénie Bastié avait rencontré cette figure du conservatisme fin 2016 à Londres. Elle décrit alors un homme qui, « cheveux hirsutes et pull troué, visage tanné aux profonds yeux bleus, n’a rien du bourgeois londonien en chapeau melon et parapluie ». Un grand entretien que nous publions aujourd’hui en intégralité.

Vous avez voué votre œuvre à la réhabilitation du conservatisme. Vous avez débuté en 1979 par The Meaning of conservatism, « une tentative impétueuse pour contrer l’idéologie libre-échangiste des think-tanks thatchériens », puis ensuite vous êtes tourné vers un conservatisme plus libéral, après avoir rencontré les dissidents d’Union soviétique, notamment en Tchécoslovaquie. Pourquoi cette évolution?

Malgré mon rejet de l’idéologie libre-échangiste, mon conservatisme est d’abord venu d’un dégout du socialisme, en particulier du socialisme français et notamment l’explosion de mai 68, que j’identifiais comme une forme de nihilisme et de narcissisme incarnés notamment par les figures de Sartre et Foucault. J’ai alors pris conscience que la seule alternative à la déconstruction intellectuelle était la promotion d’une civilisation charnelle et héritée. Je n’ai jamais exprimé mon conservatisme sous forme de doctrine économique. L’accentuation sur l’économie me semblait fausse: pour moi l’enjeu principal était la culture et le sens de l’ordre moral qui avaient été minés par la révolution soixante-huitarde. J’ai ensuite évolué, le marché libre est pour moi une partie d’un ensemble plus important, la culture de la liberté et le respect des formes sociales héritées.

Vous parlez de votre père, qui était socialiste. Que vous a-t-il apporté ?

Mon père, qui était professeur d’école primaire, venait de la classe ouvrière et était animé d’une forme de ressentiment envers les classes supérieures,la bourgeoisie. Mais il gardait au fond de son cœur l’idéal romantique d’une Angleterre paisible, où subsistaient des liens communautaires et fraternels, une certaine beauté du paysage qui transcendait la mythologie du conflit de classe. C’est cela que j’ai hérité de lui: le désir de défendre ce que j’aime, d’en faire un héritage commun. Mais je n’aimais pas en lui ce ressentiment, ce sentiment d’être exclu, et de détruire ce qui vous a exclu.

C’est ce qui vous dérange dans le socialisme ?

Oui. C’est l’idée de détruire ce qui vous exclut. On voit ça en particulier dans le socialisme français : il ne s’agit pas de défendre la classe ouvrière mais plutôt de détruire la bourgeoisie. Cette préoccupation est au cœur des mouvements gauchistes post-seconde guerre mondiale.

Vous dites tout de même que le socialisme contient une certaine vérité…

L’idée que la société n’est pas une chose unifiée, qu’elle est composée de nombreuses couches. Dans le monde moderne, il y a une obligation permanente de provisionner pour ceux qui sont en bas car ils ne pourront pourvoir à leur salut par eux-mêmes dans nos énormes sociétés. Il doit y avoir une forme de redistribution pour conjurer le ressentiment. Il faut une politique de subsistance pour les plus pauvres. L’idée que la société n’est pas une chose unifiée, qu’elle est composée de nombreuses couches.

À la suite de l’américain Russel Jacoby qui conspuait « Cette droite qui vénère le marché tout en maudissant la culture qu’il engendre », de nombreux intellectuels ont dénoncé l’illusion d’un conservatisme-libéral, et souligné l’incompatibilité entre un capitalisme fondé sur l’illimitation des désirs et les fondements de la morale conservatrice. Que pensez-vous de cette critique?

Il y a de la vérité dans cette critique. Mais je reste persuadé qu’il n’y a pas d’autre choix que l’économie libre. Même en Union soviétique, il y avait des échanges libres, clandestins. Sans ce marché noir, l’URSS aurait été détruite plus tôt. Mais le capitalisme financier, ce n’est pas que le marché libre. Par exemple, pourquoi autoriser la publicité ?

Parce que sans publicité, il n’y a pas de croissance…

Mais pourquoi l’économie de marché devrait forcé- ment croitre? Le marché libre a fonctionné sans réclame pendant des siècles. La publicité est différente de l’information. Les gens ont le droit d’être informés, mais la croissance de l’imagerie publicitaire qui crée des appétits artificiels, des tentations sensuelles enfonce dans l’âme humaine le désir de l’impossible et l’insatisfaction perpétuelle. Il y a un problème qui n’a jamais été résolu : comment réconcilier le marché libre avec un capitalisme contrôlé qui ne reposerait pas sur la création de nouveaux appétits et le remplacement des valeurs spirituelles par des valeurs matérielles.

Vous faites dans votre livre une critique très forte de l’homo economicus, à laquelle vous opposez la force de l’héritage. Le conservatisme, n’est-ce pas finalement un spiritualisme qui défend la primauté du culturel et du théologique contre ceux qui voudraient réduire la politique au bon fonctionnement du marché?

Le problème de la politique moderne, c’est que toutes les questions sont formulées comme des questions économiques. Mais la vraie question qui nous travaille n’est pas économique. On l’a vu avec le Brexit. David Cameron l’a transformé en question pécuniaire : on au- rait une meilleure économie à l’intérieur de l’Europe. Mais les gens ont répondu : ce n’est pas la question de combien nous gagnons, c’est la question de qui nous sommes. Tous les mouvements identitaires posent la même question. Nous devons reconnaitre que les ques- tions les plus importantes ne sont pas économiques. Elles sont morales, culturelles, spirituelles. Le conserva- tisme est là pour déterrer ces questions qui sont enter- rées dans l’inconscient de la société.

Votre livre est divisé en plusieurs chapitres consacrés à « la vérité du socialisme », « la vérité du capitalisme », « la vérité de l’environnementalisme », où vous dites ce qui vous parait vrai dans chacune de ces idéologies. Le conservatisme est un syncrétisme?

Le conservatisme est une vision globale du monde. Mais ce n’est pas une idéologie, ce n’est pas un –isme. C’est une tentative de saisir la réalité concrète des choses, et de s’y attacher. Pour cela, il faut reconnaitre que nous, être rationnels, avons créé des solutions, mais que ces solutions sont toujours des erreurs corrigées. Qu’il n’y a pas une solution pour tous les problèmes, com- me le marxisme veut tout solutionner dans la lutte des classes, ou le libéralisme dans la liberté individuelle. Il faut reconnaitre que la vérité est éclatée, et contempler ces éclats partout où ils se trouvent. Mais le plus im- portant, c’est que nous sommes des êtres sociaux qui n’existons que par l’attachement.

Le conservatisme a-t-il toujours existé ou est-il né en réaction aux Lumières?

Les deux sont vrais. L’attitude ou le tempérament conservateurs ont toujours existé, sous une forme d’adaptation évolutive. Mais le conservatisme en tant que théorie est né pendant les Lumières en réaction à l’individualisme libéral et à la souveraineté populaire dans des formes exagérées, avec le précurseur Mon- taigne, puis Burke, de Maistre, Chateaubriand.

Quelle a été l’erreur des Lumières?

L’erreur des Lumières a été de tout fonder sur la liberté individuelle, sans reconnaitre que l’individu existe par des institutions. Or, pour le conservateur, ce sont les institutions qui créent la liberté. Le conservatisme ne s’accommode pas de la religion des droits de l’homme, qui mine l’autorité de la coutume et promeut l’idée que les hommes peuvent vivre en dehors de tout ordre. En Grande-Bretagne nous avons un système merveilleux, le Bill of Rights mais c’est un legs historique, pas un cadeau métaphysique et universel. Vous les Français avez créé de toutes pièces une doctrine universelle des droits de l’homme, mis en haut de votre Constitution. Ça a fait 500.000 morts en deux ans.

Nous sommes dans une société où tous les préjugés sont systématiquement déconstruits, toutes les traditions impitoyablement auscultées à l’aune de l’utilitarisme individualiste. Comment rétablir la légitimité des traditions en des temps démocratiques ?

Vous avez besoin dans la vie ordinaire de certitudes qui sont des concentrés de sagesse accumulée par des générations précédentes.Vous ne pouvez pas toujours les formuler clairement, même si vous pouvez vous reposez dessus pour agir. C’est le cas dans l’érotisme par exemple.Vous agissez d’une manière dont vous ne comprenez pas toujours les ressorts profonds. Si vous mettiez ce savoir en mots, cela semblerait ridicule, et vous cesseriez d’agir. C’est aussi le cas de la politesse et de la galanterie. C’est un savoir hérité que nous ne pouvons exprimer. Si on essaie de l’expliquer, on le met à la lumière d’une critique qui le condamne à disparaitre car on ne peut y répondre sans toucher à l’essence du préjugé même.

Oui, c’est comme la galanterie, quand on veut expliquer à une féministe que le fait pour un homme de porter un sac est le reflet de siècles de civilisation, et qu’elle vous demande pourquoi, vous n’arriverez jamais à lui expliquer. Il y un « c’est comme ça » cher aux conservateurs que la modernité rêve de déconstruire…

Oui, vous ne pouvez l’expliquer qu’à celui qui l’a déjà compris, c’est là toute la difficulté. La critique du préjugé va main dans la main avec la culture de la répudiation propre à la société occidentale. Nous sommes la seule culture qui questionne ses préjugés.

Vous comparez la civilisation à l’art de la conversation, pourquoi ?

D’abord parce que la conversation, si elle a une fonction sociale, n’a pas de but. Elle est là parce que vous y êtes engagé. Elle a un objet, qui change au fil du temps, mais pas d’objectif. Dans une vraie conversation, vous ne vous arrêtez pas en disant « ça y est, j’ai obtenu ce que je voulais, terminons. » Une vraie conversation est sans fin, parce qu’elle n’a pas d’objectif prédéterminée. C’est un processus à la fois totalement conscient et complètement libre. La civilisation est aussi cette œuvre consciente et libre, qui n’a pas du but prédéterminé, qui ne va pas dans une direction. C’est un endroit où vous vous sentez chez vous. Quand vous êtes loin du foyer, que vous ne savez pas trop où vous vous trouvez, vous n’avez qu’un objectif, c’est rentrer chez vous. Une grande partie de la gauche est fondée sur l’affirmation de cette aliénation : nous ne sommes pas là où nous devrions être, c’est pourquoi ils croient au Progrès. Pour la gauche, la conversation a un but et une fin.

Le conservateur croit-il au Progrès?

Le Progrès est une superstition perverse. Il n’y a pas eu de « progrès » de la poésie depuis Homère : c’est déjà parfait. Il n’y a pas de progrès de la musique depuis Bach. Cela se reproduira peut-être, ça n’est pas figé. Mais la perfection a déjà eu lieu. L’idée que la société a une direction est une erreur hégélienne. L’histoire n’a pas de direction, c’est une succession d’erreurs corrigées. Le conservatisme est la science qui apprend de ces erreurs. L’état de droit a été le fruit d’une succession d’erreurs ; c’est l’histoire de la tragédie d’Eschyle. Agamemnon a sacrifié sa fille, il est tué par vengeance par Clytemnestre, qui est tué en retour par les Oreste, qui sont poursuivies par les Furies.Alors quelqu’un dit : « Attendez, il y a une autre solution, vous n’êtes pas obligés de vous entretuer pour toujours, il y a la cour de justice ou nous pouvons décider qui a raison » C’est comme ça que la civilisation émerge, en réponse à ces erreurs, et devient un héritage permanent. Mais l’état de droit n’est pas une étape intermédiaire vers quelque chose de meilleur, c’est la finalité de la société, et nous l’avons. L’Etat nation, les frontières, sont aussi des solutions permanentes qui ont été trouvés par l’expérience humaine.

Vous avez écrit un livre sur les rapports entre le conservatisme et l’écologie, intitulé Green Philosophy. Pourquoi le mouvement écologique a été récupéré par la gauche progressiste?

Parce que la gauche est anticapitaliste, contre le marché international, et voit dans le capitalisme la cause princi- pale de la dégradation de l’environnement, à cause de l’utilisation massive des ressources et l’industrie intensive.Je pense que cette hostilité au capitalisme est en partie justifiée, mais incomplète. Bien sûr que le capitalisme a détruit l’environnement, mais beaucoup moins que le socialisme, car le socialisme avait une machine extrêmement puissante pour détruire la nature : l’État. On ne peut pas contrôler l’État, puisque l’État est la chose qui nous permet de contrôler les autres choses. Regardez l’environnement de la Chine et de l’ex-URSS. Si on se demande vraiment quand et par qui a été protégé la nature dans l’histoire, ce n’est certainement pas par l’État socialiste ou dans les années 1960 avec les mouvements écologistes. Cela a commencé dans nos campagnes, au temps de Shakespeare, avec le mouvement pour protéger les forêts, qui s’est poursuivi avec le mouvement romantique, au XIXème siècle avec John Ruskin. Des associations naissent alors pour protéger la nature et la beauté com- me le National trust à la fin du XIXème siècle qui protégé toutes les monuments et jardins d’intérêt public. La protection de l’environnement fonctionne lorsque la société civile est dynamique. En France vous n’avez pas ça, car vous êtes très centralisé !

Selon vous quelle serait les contours d’une écologie authentiquement conser- vatrice ?

Le problème de l’environnementalisme, c’est qu’il a été indexé sur l’agenda anti-humaniste d’une partie de la gauche.La gauche n’aime pas les êtres humains,elle leur préfère des êtres abstraits. Le progressisme de gauche ne s’intéresse pas vraiment à ce qui pousse les gens à agir. Le conservatisme s’interroge sur les motivations des gens. Non seulement le conservatisme est totale- ment compatible avec la défense de l’environnement, mais la protection de l’environnement est évidement la vocation du conservatisme,qui n’est rien d’autre que la défense du foyer. Une oikophilie. L’idée selon laquelle le monde ne nous appartient pas, il appartient à nos parents, à nos enfants, à nos besoins. Il s’agit de revenir aux fondements de notre civilisation : le texte fondateur de notre civilisation n’est pas la Bible, c’est l’Odyssée. C’est l’histoire d’un homme, Ulysse, qui essaie de revenir à la compagne de sa vie, Pénélope, qui voyage pour retrouver son foyer.

Notre civilisation est fondée sur la nostalgie du foyer ?

Oui, c’est le « nostos » (en grec : le retour), le thème même de l’Odyssée.L’idée de revenir au foyer.Le conser- vatisme est la philosophie de l’attachement. C’est fon- damentalement l’expérience de l’enfant aimé. Bien sûr, il faut se détacher pour créer sa propre arène d’action.

Mais pour se détacher, il faut avoir été attaché.

Illustration de Charlotte Guitard pour Limite.

[ Cet article est extrait d’un dossier sur le conservatisme publié dans le 5ème numéro de Limite ]


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