Contre une universalité conceptuelle et désincarnée, Fabrice Hadjadj nous propose aujourd’hui une universalité proprement universelle, qui ne renierait pas la diversité des cultures et l’amour des particularités.

Certains pasteurs, pour mieux accueillir le frère étranger, ont jugé qu’il était bon de retirer la croix de leur église. Sans doute n’est-ce pas suffisant pour parvenir à un lieu assez neutre. Certes, ils avaient déjà commencé par retirer le pape, les vitraux, les prie-Dieu, l’église elle-même – parce que bâtie sur la forme d’une croix latine –, mais, pour être tout à fait accueillant, selon cette logique, il faudrait en outre déraciner la végétation alentour, trop caractéristique des pays nordiques, enlever son visage, pas aussi indéterminé qu’un smiley, et ne pas parler sa langue, trop chargée de littérature nationale et même confessionnelle. Ce qui rejoint les perspectives éducatives de certains tenants du laïcisme : selon un ancien ministre français de l’éducation, l’école aurait pour mission principale « d’arracher l’élève à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel, pour lui donner le pouvoir de choisir », comme si la liberté ne pouvait s’exercer que contre le réel. Le lieu idéal de l’hospitalité serait une case blanche, et peut-être moins encore. Car, ici, moins c’est plus. Pour être plus universel, on doit avoir moins de traits particuliers. Or, comme seuls les concepts sont parfaitement universels, tandis que les choses sont toujours particulières, l’enjeu devient, avec beaucoup de grands concepts abstraits, de s’approcher au maximum du néant…

Il m’apparaît au contraire que rien n’est plus universel que l’univers, avec toutes ses déterminations tant naturelles que culturelles. Et rien n’est plus chaleureux qu’une demeure familiale, avec son nom propre, son héritage, ses rites, sa foi, dans la mesure, bien sûr, où elle sait ouvrir sa porte. L’hospitalité touareg consiste à offrir du thé sous la tente, et à converser sur les chameaux et sur Allah : qu’on m’y offre du vin de bordeaux, et que les propos évitent ce qui tient à cœur et qui donc pourrait fâcher, je ne me sentirais pas si bien accueilli. Notons du reste ce paradoxe : celui qui, en tant qu’hospitalier, demande à ce qu’on retire tous les symboles liés à sa propre culture, n’hésite pas à exiger, en tant que touriste, à ce que soient maintenus les symboles du pays qu’il visite. La contradiction n’est qu’apparente : le maintien est celui d’une carte postale, comme leur effacement, celui d’un espace de consommation. Il n’en reste pas moins qu’avant de pouvoir être accueillant, un lieu doit exister, et exister humainement, avec son génie singulier, par-delà l’abstraction spatiale et la fonctionnalité pratique.

Isaïe chante le Créateur comme celui qui a créé la terre, non pas comme un lieu vide, mais qui l’a faite pour être habitée (Is 45, 18). L’hospitalité divine n’est pas dans une table rase, mais dans l’abondance bigarrée du cosmos, avec ses 12 000 espèces de fourmis, ses étoiles innombrables, ses loups et ses agneaux, ses arcs-en-ciel et ses cochons, qui sont aussi des symboles dont on ne peut dire qu’ils soient neutres. C’est d’ailleurs le principe de l’écologie intégrale, où faire place à l’humain n’implique pas d’éliminer les autres vivants.

Contre un universel d’intégrisme, qui dissipe tout dans deux ou trois abstractions (qu’elles soient de gauche ou de droite), elle pense un universel d’intégration, qui renforce la diversité des choses comme la diversité des fleurs sous la lumière du soleil… L’image est celle d’un contraste, non d’une concurrence : s’il n’y a plus que des roses, et pas de pâquerettes ni de bleuets, la rose elle-même y perd, et tend à devenir inodore et incolore, puisqu’elle n’a plus besoin de cela pour se distinguer. Pour ma part, et pour revenir à notre exemple de départ, afin d’accueillir le frère étranger, je n’enlèverais pas la croix : je l’entourerais de fleurs, et suivrais l’exemple du crucifié.