Qu’on se le dise ! La revue Limite a désormais sa collection d’essais ! Avec « RADICALISONS-NOUS » , un livre authentiquement politique, Gaultier Bès nous offre des  « variations sur la racine ». En puisant dans Simone Weil comme dans la philosophie grecque, l’auteur de « Nos Limites » appelle à un enracinement « contre l’ubérisation du monde ». Coup de poing sur la table, branle-bas de combat à quelques jours des élections. Ce petit livre doit désormais devenir votre guide  en cas d’urgence politique.  En voici un extrait en exclusivité.

Un conte moderne

Le problème avec les plantes, c’est que ça pousse lentement. Tous les paysans vous le diront. Du moins ceux qu’il nous reste, car il ne fait pas bon cultiver la terre de son pays quand le monde entier vous concurrence. L’agriculture est lente, on n’accélère pas la croissance d’un poireau, d’un épi de blé ou d’une jonquille en lui tirant dessus. Il faut patienter, attendre la saison. On le comprend quand on s’approvisionne auprès du producteur du coin plutôt qu’en grande surface. Il suffit de comparer les légumes congelés et suremballés des supermarchés aux légumes bios encore pleins de terre fraîche que le maraîcher a récoltés le matin même, à quelques kilomètres de chez vous. Les uns sont calibrés comme des clones et fades comme de l’eau, les autres aussi cabossés que savoureux. Passer des premiers aux seconds, c’est comme passer, au cinéma, de la version doublée à la version originale ! De l’original ou de la (pâle) copie, des racines ou du plastique, quant à la qualité, il ne devrait pas y avoir de doute. Reste le problème du prix, et celui du ressenti : un légume de saison plein de terre, c’est peut-être naturel, mais c’est sale ! Sans compter que, plus dépendant qu’il est des aléas climatiques, votre maraîcher bio n’aura pas tout, tout le temps. Mais la demande, elle, ne veut pas attendre. Il lui faut sa livraison, à flux tendus. Tout, tout de suite ! Le client, dit-on, est roi. Et le roi a faim.

Qu’on lui serve, et en promo s’il vous plaît, des tomates insipides en hiver et des kiwi sans saveur toute l’année ! La qualité du produit importe moins que la quantité servie. Tout lui doit être disponible : il en veut pour son argent… Tant pis pour le goût si le coût lui convient ! D’autant qu’il suffit d’en dissimuler par d’habiles stratagèmes, d’une part, la fadeur, d’autre part, les conditions de production, avec ses travailleurs immigrés payés au lance-pierre, ses tombereaux de pesticides déversés, ses kilomètres parcourus en camion d’un bout à l’autre du continent. Qu’importent les coulisses tant que la scène brille de mille feux ! Le petit roi démocratique, qui règne dans l’esprit de chaque consommateur, ne verra jamais ce qui se passe derrière le rideau. Il fermera les yeux pourvu qu’il ait l’illusion de l’abondance. Pourvu qu’il soit plongé dans l’extase publicitaire du choix souverain, parcourant en majesté prodigue les rayons du supermarché, son caddie comme carrosse et sa CB comme sceptre. Pourvu qu’il puisse exercer, aux caisses du magasin, son pouvoir d’achat par la formule magique d’un code, par la seule pression de ses doigts sur des chiffres – mieux encore : par le simple passage de sa carte ou de son smartphone au dessus d’un laser. Paiement sans contact : votre compte est peut-être débité, mais vous n’avez rien senti, rien perçu. L’argent circule comme par enchantement. Vous ne payez pas, vous ne faites que passer. Vous ne pensez plus la dépense, qui disparaît, escamotée par le coup de baguette technique. La dématérialisation pousse encore un peu plus à la consommation. Paiement sans contact, autant dire sans conscience, autant dire sans argent.

Le paiement sans contact est en effet la dernière trouvaille des illusionnistes du marketing pour flatter chez le consommateur le sentiment de la toute-puissance. Vous souvenez-vous du Chat botté ? Dans le conte de Perrault, un jeune homme déshérité épouse la fille du roi grâce aux ruses de son chat qui réussit à le faire passer pour un grand seigneur. A peu de choses près, nous en sommes toujours là. Le dispositif publicitaire nous raconte une histoire merveilleuse, qu’il nous appartient de rendre réelle en passant à la caisse, et nous courons acheter pour être à la hauteur du beau rôle qu’il nous donne. Récapitulons la version moderne du conte : il était une fois (de plus) un empire où l’argent était dieu, et où le moindre prolétaire se rêvait millionnaire. Le chat botté, c’est le communicant qui met en scène la success story qui doit pousser le pauvre client à la dépense. L’ogre, c’est la grande distribution qui fait mine de disparaître en se faisant non plus souris, mais tout sourire. Le roi, c’est l’autre, le voisin, le collègue, qu’il s’agit d’impressionner par notre prodigalité. Et le jeune homme déshérité devenu soudain marquis de Carabas, c’est nous.

En librairies le 13 avril

Paul Piccarreta