Il y a quelques jours, un lecteur de Limite est venu frapper à notre porte. 14e arrondissement de Paris, rue Charles Divry. Au numéro 10, sonnez au bon interphone et prenez la cour qui descend sur la droite, grimpez au deuxième. Mickaël, donc, la trentaine passée, cadre supérieur dans une entreprise de distribution de gaz industriel, voulait rencontrer les auteurs de « Décroissez et multipliez-vous » et de « Tous dans le même bateau ». Pas pour s’indigner de quoique ce soit, non, pas non plus pour prendre des selfies. Il voulait qu’on lui cause  « alternatives concrètes à la vie technomarchande ». Pas facile. On a bavardé pendant deux heures dans le salon, un peu comme des amis, bien que nous ne nous connaissions pas la minute précédant notre rencontre. Mickaël m’a raconté son travail en entreprise avec précision. La hiérarchie étouffante qui ne dit pas son nom (c’est une boîte où le management se fait à l’américaine). L’opacité de la chaine (on ne sait qui se trouve au début et qui pointe sa trogne à la fin). Le salaire qui est bon mais les enfants qu’on voit peu. Et en fin de compte, cette question qui le taraude : une autre vie m’est-elle possible ?

Bien sûr, depuis les années 60, nos élites nous expliquent qu’il n’y a pas d’alternatives à la production marchande et à son corollaire, la frénésie consommatrice. ADN de la classe moyenne, selon Michel Clouscard, « la classe qui subit la confiscation de la plus-value en tant que producteur, et l’injonction de consommation en tant que consommateur ». En conséquence, l’idée dans notre esprit s’est instiguée : pas d’autres œuvres que dans le travail salarié. Pas d’autres énergies que le nucléaire, pas d’autre alimentation que celle issue de l’agriculture intensive, pas d’autre vision de la femme que celle du marketing. Pas de vie décente sans vacances à la Baule. Bref, Pas d’ambitions sérieuses en dehors du cadre fixé par la sainte croissance (dis, quand reviendras-tu ?). La vie héroïque, c’est un mythe, une chimère adolescente, finissons-nous par penser.

De ce point de vue-là, Mickaël et tant d’autres, à commencer par les rédacteurs de Limite, ont raison de désespérer de la situation. Guère de révolutions sociales à l’horizon. Nous nous maintenons dans nos aliénations alors que le grand large nous appelle. Quille au sol plutôt que fracas des vagues. Les alternatives existent, mais en attendant, les libertins font du bruit et nous pondent « l’Uber du sexe », l’appli qui vous marchande des parties fines, pendant que les « cathos » répliquent par « Géoconfess », l’appli qui vous géolocalise le curé : « il est impensable, dit son inventeur, qu’à l’heure d’internet on ne trouve pas un prêtre quand on en a besoin ».

Dans  Looking for Eric, le film de Ken Loach, un facteur dépressif et supporter de Manchester United se confie au poster de Cantona lorsqu’il déprime. Un soir, le roi Eric lui apparaît pour devenir son coach, et voilà que peu à peu le facteur retrouve une joie insoupçonnée. Je fais pareil avec Jacques Ellul, socialiste chrétien et révolutionnaire.  Il y a toujours quelque chose de renversant chez Jacques Ellul. L’autre jour, je suis tombé sur ces quelques lignes :   « le plus haut point de rupture envers cette société technicienne, l’attitude vraiment révolutionnaire, est l’attitude de contemplation au lieu de l’agitation frénétique ».

Nous pouvons arrêter le désastre social et écologique. Le prochain numéro de Limite essaie de le prouver. Nous pouvons changer nos vies et rendre notre société conviviale. Ceux qui prétendent le contraire ont une bonne raison de le faire, mais ça, c’est une autre histoire…

Paul Piccarreta