Pierre Chidoli a vécu 6 ans avec des paysans-pécheurs du sud de la Tanzanie. De ce pays fort méconnu, si ce n’est pour sa façade touristique, il nous rapporte bien mieux qu’une simple carte postale : le portrait d’un homme tout à fait exceptionnel et exemplaire, Julius Kambarage Nyerere.

 

Il n’existe qu’un seul procès de béatification en cours pour des chefs d’Etat de l’époque contemporaine. Il n’est pas anecdotique que cet homme, qui pourrait être donné en modèle par l’Eglise catholique à nos dirigeants, vienne d’Afrique. Il s’agit de Julius Kambarage Nyerere, un petit instituteur devenu le premier président de la République unie de Tanzanie.

Issu d’une famille pauvre et païenne, Nyerere a demandé le baptême à l’âge adulte. C’est sans doute là qu’il faut chercher l’origine de sa simplicité de vie – on pourrait presque parler d’austérité. Toujours vêtu sans façon, refusant de porter la cravate, il n’a jamais amassé de richesses et préférait séjourner dans sa petite maison de quartier plutôt que dans le vaste palais présidentiel. Tous les mois de décembre, Nyerere se retirait dans son village d’origine, où il travaillait de ses mains son potager. Pour l’Eglise, c’est non seulement la rigueur morale de l’homme mais également sa pensée politique qui mérite l’intérêt, et en particulier son engagement pour les pauvres et les marginaux, son désir d’apporter l’égalité dans les structures sociales et dans la situation du peuple tanzanien. En 1967, Nyerere proclama la déclaration d’Arusha qui constitua dès lors la ligne politique de son gouvernement. Celui-ci choisit de sortir du sous-développement en adoptant une économie socialiste et en mobilisant les ressources matérielles mais surtout humaines du pays. Une politique, que l’on peut résumer en trois mots : Ujamaa na kujitegemea, « le socialisme en comptant sur nos propres forces ». Ujamaa signifie en swahili la famille au sens large, mais aussi le socialisme, un socialisme qui puise ses sources dans l’esprit d’entraide mutuelle enraciné dans les traditions africaines, et imprégné de christianisme social. En effet, le socialisme de Nyerere refuse certains postulats marxistes, et notamment le principe de classes, préférant associer les hommes dans un effort communautaire pour leur apprendre à mieux vivre. De plus, Nyerere veut élever le niveau de vie mais s’oppose au modèle occidental de consommation.

Le socialisme auquel il croit doit être centré sur les gens. Le problème du développement, de l’autogestion et de l’équité a donc préoccupé Nyerere sa vie entière. Pour que l’augmentation du niveau de vie bénéficie à tous, il croit que le développement social et politique doit précéder le développement économique. Son modèle de développement met donc d’abord en avant l’importance des modes de vie, des valeurs, de l’émancipation des peuples, des droits individuels et collectifs.

En 1974, la Tanzanie est coprésidente du symposium de Cocoyoc qui va formuler une critique radicale du « développement », du modèle libre-échangiste et des rapports Nord-Sud. La déclaration finale, que ne renieraient pas aujourd’hui les objecteurs de croissance, parle de « limites extérieures », « des styles de développement qui améliorent et préservent notre patrimoine planétaire », elle remet en cause la dictature de l’augmentation du Produit Intérieur Brut, l’« optimisme béat devant les solutions technologiques » ; elle considère que le droit de travailler est d’abord le droit « d’y trouver un accomplissement personnel » sans « être aliéné à travers des procédés de production qui utilisent les hommes comme des outils ».

Fidèle à l’esprit de cette déclaration, Nyerere suit une politique de développement autocentré, qui limite l’aide internationale.Il nationalise les principales industries et sociétés de services, augmente les impôts pour financer des politiques sociales.Enfin il lance une grande réforme agraire.
Les paysans et les communautés les plus vulnérables et les plus pauvres vivant en milieu rural sont une priorité de Nyerere avec la création des villages Ujamaa autogérés, comprenant des écoles, des dispensaires, des magasins-coopératives et des champs communautaires.
Afin que les Tanzaniens se prennent en mains, il faut aussi donner à tous l’accès au savoir. En 1960, le taux d’analphabétisme est de 85%. Des campagnes sont lancées dans tout le pays pour apprendre à tous à lire et écrire, et même les personnes âgées bénéficient de cours du soir. Les écoles développent des pédagogies originales, utilisant par exemples des fermes et des ateliers, car pour Nyerere, la scolarité n’a pas pour unique but la formation théorique. Il veut une éducation populaire et craint les dangers de l’arrogance intellectuelle. En 1966, constatant lui-même ce sentiment de supériorité chez les étudiants, il décide de fermer l’unique université du pays. Lorsqu’elle rouvre l’année suivante, elle va devenir un lieu d’études et de débat qui va jouer un rôle considérable pour les intellectuels de la région et un lieu de rassemblement pour les étudiants issus des deux blocs occidental et communiste qui se partageait alors le monde.
La Tanzanie enregistre à cette époque une croissance significative qui offre aux tanzaniens  une plus grande sécurité alimentaire, une hausse de leurs revenus, un meilleur système éducatif et des services de santé de qualité. Mais au milieu des années 1970, la politique de Nyerere sera perturbée par une série d’évènements naturels, par la tentative d’invasion du pays par le dictateur Iddi Amin et surtout par les attaques extérieurs des Institutions Financières Internationales et en particulier de la Banque Mondiale. Pour les tenants de la libéralisation, du marché et de la privatisation, l’expérience Tanzanienne est un mauvais exemple qu’il faut liquider.
Nyerere renoncera volontairement au pouvoir en 1985. Le taux d’alphabétisation était alors de 91 % et chaque enfant allait à l’école. Des dizaines de milliers d’ingénieurs, de médecins et d’enseignants étaient formés. Les services médicaux étaient payés collectivement par le biais des impôts et il n’y avait plus un seul paysan sans terre. Malgré son contexte régional explosif, sa diversité religieuse et sa mosaïque ethnique, le vénérable Nyerere sut fonder l’unité de la Tanzanie et lui offrir le bien si précieux de la paix, paix qui dure aujourd’hui encore.