Ils se font appeler Pièces et main d’oeuvre. Depuis 2003 ils publient sur leur site des enquêtes sur la « Silicon Valley européenne », à Grenoble. Ici les ingénieurs et les investisseurs planchent sur les nanotechnologies, pièces nécessaires du projet transhumaniste. PMO nous reçoivent eux, tous les trois mois autour d’un verre pour nous livrer leurs ultimes découvertes. A quoi ressemble déjà le post-humain ? Et contre qui (quoi) se battent-ils ?
Entretien tant qu’il y aura des hommes…

Le projet transhumaniste est clair : l’homme tel que nous l’avons toujours connu, avec deux bras, deux jambes et un sexe doit disparaître pour laisser place au cyborg, ce mélange d’homme et de machine. Ça vous agace pas mal, et nous aussi. Mais pourquoi, au fond, est-il préférable de rester « animal politique », selon la définition que vous reprenez d’Aristote, plutôt que de travailler à l’avènement de cet homme-machine ?

La formule d’Aristote dit ceci : il faut, pour faire un homme, du donné – par le hasard, qui est l’autre nom
de la nature – et du construit, c’est-à-dire une société. D’où la formule d’Erasme, « on ne naît pas homme, on
le devient. » Le projet d’homme-machine fabriqué sur- mesure abolit l’inné et le social. La part naturelle et mammifère évidemment, par la reproduction artificielle, le choix des caractères physiques, le contrôle du patrimoine génétique, le changement voire l’abolition du sexe, l’éradication de la vieillesse, bref, les contraintes corporelles. La part sociale et morale par la destruction de la commune condition humaine. La promotion transhumaniste d’un corps à la carte où chacun choisit ses fonctionnalités, détruit en effet la possibilité de se reconnaître en l’autre et de partager cette commune condition. En remplaçant le hasard par la volonté du ou des commanditaire(s), elle supprime cet universel humain de ne devoir à personne nos caractéristiques physiques, et d’être tous voués à une mort inéluctable.

Les anthropophobes préparent la destruction de la société humaine – un anthropocide. À vrai dire, ils n’ont que peu d’efforts à fournir. Les « technologies convergentes » (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, neurotechnologies), qui sont le stade actuel du progrès, leur fournissent les moyens (en grec, mékhanê) de leur fin : prothèses, implants, interfaces, etc. La tâche est aisée à ceux qui suivent la pente du progrès technologique.

À l’inverse, voilà les défenseurs de l’humain sommés d’exposer leurs raisons. Une première à n’en pas douter. Le projet transhumaniste est un projet d’arraisonnement de l’Histoire par ceux qui en ont les moyens, c’est-à-dire qui aujourd’hui maîtrisent les moyens technologiques. Créer un homme « augmenté », c’est créer en regard un homme « diminué » : celui qui ne peut ou ne veut s’auto- machiner, soit par prothèses électromécaniques, soit par ingénierie génétique. Le monde post-humain est celui où la lutte des classes, sous l’aiguillon de la volonté de puissance, mute en lutte d’espèces. Malheur aux espèces inférieures. En fait d’animaux politiques, les derniers humains seront les « chimpanzés du futur » selon le mot du cybernéticien Kevin Warwick pour désigner la sous-espèce des non-augmentés. Une espèce vouée, comme les chimpanzés, à l’extinction.

Je vous cite : « Les amis de la nature sont d’abord les amis de l’homme, et c’est parce qu’ils défendent celui-ci, qu’ils défendent celle- là. Nous sommes le vrai parti de l’homme ». À Limite, on appelle ça l’écologie intégrale !

« L’écologie intégrale » est la formule que vous avez élue pour désigner votre conception de l’éthique catholique vis-à-vis des rapports entre l’homme et la nature. Quel que soit notre intérêt pour certains livres de Bernanos, Simone Weil, Ivan Illich et surtout de Jacques Ellul (d’ailleurs protestant), on constate qu’ils n’avaient pas besoin de l’« hypothèse divine » pour produire leurs analyses sur la machination du monde et de l’homme. Des athées comme Bernard Charbonneau et Georges Orwell y sont parvenus par leurs propres lumières sans recours à une quelconque transcendance religieuse. La foi chrétienne et la pensée anarchiste ont simplement servi de base arrière, des années trente aux années soixante-dix, à nombre d’individus qui entendaient résister à la broyeuse communiste, sans tomber dans la broyeuse libérale. Nous-mêmes, luddites, laïques et libres- penseurs, nous n’avons pas eu besoin de l’encyclique Laudato Si’ pour mener nos enquêtes et élaborer notre critique depuis deux décennies – quel que soit notre respect pour l’autorité et l’infaillibilité papales. Mais indépendamment de leur foi, qui est une affaire privée, nous rencontrons avec plaisir, tous ceux qui veulent contrarier le cours du monde-machine.

Mais pour quel homme vous battez-vous ?

Les anthropophobes jouent sur un mépris de soi de plus en plus répandu chez les humains par les promoteurs des machines et objets « intelligents ». Si nos artefacts sont mieux adaptés que nous, agissent de façon plus efficace, nous surpassent dans tous les aspects de nos existences, à quoi bon s’accrocher à une forme obsolète ? La solution transhumaniste, c’est la fuite dans une autre espèce. Ce sont les mêmes qui, ayant dévasté notre seule Terre, proposent d’aller saccager de nouveaux mondes. Rien de neuf. Il semble que l’humanité soit dirigée par la lie de l’espèce, violente et prédatrice, et que le reste soit impuissant ou indifférent à s’y opposer, sinon complice. À cet égard, les « post-humains » ne peuvent que se révéler pires encore que leurs concepteurs et prédécesseurs. Les traits sélectifs ayant permis leur triomphe seront nécessairement renforcés et cultivés.

Le poète Hölderlin dit quelque part, « Soyez des hommes et vous n’aurez pas besoin de Déclaration des Droits de l’Homme ! ». On n’est soi-même que seul. L’individu autonome, c’est d’abord et nécessairement le plus rétif à la part d’aliénation qu’implique la socialisation.
Le non-conformiste auquel la société reproche précisé- ment d’être « asocial » (cf.André Gorz, Individu, société, État, paru dans la revue Autogestion n°8/9, 1982).Voilà d’abord l’homme que nous défendons, celui qui a le goût du silence, de la solitude et de l’indépendance ; qui ne peut faire autrement que d’être soi-même et de se connaître lui-même.

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Paul Piccarreta