La vie quotidienne forme l’Homme, mais elle le dupe, aussi. Nous fermons souvent les yeux sur ce qui nous est immédiat, et parmi ces choses qui se donnent directement à nous, il y a le foyer, l’habitat. Or l’habitat d’un être vivant est toujours un livre ouvert sur son être réel. En prenant de la hauteur philosophique, voyons comment le lieu de vie urbain nous renseigne sur la chute « hors du cosmos » de l’homme moderne, son état de « sécession » par rapport à son milieu global.

L’homme moderne, de façon très diffuse et bien que ce genre de situation ait pu aussi exister occasionnellement dans les sociétés rurales pré-modernes, se manifeste avant tout comme un être de « sécession » : sa vie et sa liberté sont des objets nés d’une séparation radicale contre des ensembles plus vastes. Ainsi, l’univers civique des modernes se construit sur la survalorisation de la crise, qu’elle soit politique et économique ; il trouve sa gloire et sa liberté dans cet état non de tension, mais de sécession, politique (révolution) ou territoriale (nationalités au XIXe siècle, régionalismes chauvins contemporains).

Tension contre sécession

Contrairement à ce qu’une certaine pensée révolutionnaire pourrait croire, l’état de tension n’a rien de l’état de sécession : les deux, en vérité, s’opposent. Pour qu’il y ait tension, il faut qu’il y ait opposition entre des éléments organiquement unifiés. Dans les sociétés traditionnelles, il y a tension, car l’ordre social est composé d’un ensemble d’oppositions qui s’alimentent entre elles pour le soutien d’un édifice commun, tels les éléments d’une voûte opposés les uns aux autres. Aussi trouve-t-on, traditionnellement, dans l’ordre surnaturel, une tension entre espaces sacrés et espaces profanes (l’église et le marché, le temple et les demeures ordinaires) ; entre fonctions sacrées et fonctions profanes (sacerdoce et métiers) ; entre vêtements sacrés et vêtements profanes (soutane et habit vulgaire) ; entre temps sacré et temps profane (temps liturgique et emploi du temps quotidien). Dans l’ordre naturel, cet équilibre de tension, qui fait exister une chose et son contraire pour servir l’actualisation du sens et la cohérence du tout, il y a opposition, selon l’essence, de l’homme et de la femme, des parents et des enfants, du maître et du disciple, du prince et des sujets, du passé et du présent, des honnêtes gens et des crapules, du normal et du transgressif. La tension dont il est question ici est celle du « plus » et du « moins », que celle-ci soit réelle et effective, ou symbolique et figurative. Il y a là vraiment une cohésion presque « physique » entre ce « plus » et ce « moins » qui ne s’excluent pas mais, au contraire, alimentent et servent leur unité commune dans leur opposition relative, à la façon des deux pôles d’une pile électrique qui a besoin de cette opposition relative pour créer de l’énergie.

À l’opposé de cette tension traditionnelle, la sécession repose sur une logique inverse : elle consiste à détacher les éléments les uns des autres de sorte à ce qu’ils entrent en opposition. Le « moins » s’oppose alors au « plus » qui est son principe, et c’est dans cette opposition que les éléments se confondent alors : l’unité dégénère en uniformité appauvrissante. Les éléments ne diffèrent alors entre eux que solo numero, il n’y a plus de rencontre entre des natures différentes mais coexistence inefficace d’éléments atomisés. L’unité organique cède le pas à l’équilibre entropique qui est incapable de créer du sens, ce sens qui est l’énergie de l’Homme, animal sémantique.

De la chaleur du foyer à la cage d’escalier : voyage en terre inconnue

L’homme n’est pas n’importe quel être en effet. C’est un être vivant. Chaque individu contient en lui-même, explique Aristote, le principe interne de son mouvement : ce principe, c’est l’âme, qui est le foyer de la vie. Toute expérience vitale est ainsi expérience d’un foyer : foyer corporel, pour l’individu qui vient au monde, foyer social, pour l’individu qui devient sujet, c’est-à-dire héritier et constructeur d’un bien commun. L’habitat n’est donc pas un simple lieu de survie. C’est, comme le relève l’historien des religions Mircea Eliade, un lieu qui manifeste la position cosmique de l’homme, sa centralité par rapport au cosmos. Dans une société traditionnelle, tout est organiquement unifié au cosmos, les grands lieux de la vie sont au centre du cosmos comme alignés sur un même axe : la maison, d’abord, le temple, ensuite, et les grands lieux sacrés, enfin. La maison est ainsi au centre du monde pour l’homme traditionnel. Sa terre est son sol, c’est-à-dire sa condition de possibilité d’existence et de développement spirituel. Sa terre est son lieu de rencontre avec l’universel.

Précisément, dans le monde moderne, dans ce monde où plus de la moitié de l’humanité vit en ville, la plupart des hommes sont logés dans ce que Le Corbusier a significativement appelé des « machines à habiter », les immeubles, qui isolent entre eux les espaces de vie.

Le paysan, au sens propre du mot, était organiquement l’homme du pays parce qu’il n’était pas séparé du pays, c’est-à-dire de la terre. Ou bien il la travaillait avec l’outil, ou bien il la prolongeait par son existence même. Dans une maison de campagne, l’homme fait l’expérience du contact inévitable et permanent avec le monde extérieur. Vivre à l’intérieur c’est actualiser l’extériorité du monde dans cette médiation que constitue l’univers de ce qui est sien. Le paysan, traditionnellement, peut déboucher, dès qu’il le souhaite, sur la cour, sur le royaume, même, aussitôt qu’il vient sur le seuil de sa porte ou, par extension, de sa propriété, de son chez-soi. La porte, d’ailleurs, est souvent ouverte ; les voisins communiquent entre eux de porte en porte comme leurs animaux de compagnie, qui vont et viennent entre la cuisine ou la cheminée où chauffe le bouillon, et la cour où chantent les oiseaux et dansent, dans le ciel en face, les étoiles de toujours.

Le paysan, au sens propre du mot, était organiquement l’homme du pays parce qu’il n’était pas séparé du pays, c’est-à-dire de la terre.

Celui qui vit dans un immeuble peut faire au contraire cette expérience très frustrante de devoir prendre plusieurs minutes pour sortir dehors, et de se sentir toujours par-là même séparé de ce « dehors ». Le paysan, le rural, l’homme des campagnes, doit bien sûr, lorsque la maison compte plusieurs étages, emprunter un mouvement de descente pour sortir dehors. Mais la grande différence entre le campagnard et l’abeille urbaine logée dans sa « ruche », pour reprendre l’image éloquente de René Guénon, c’est que la deuxième doit traverser plusieurs mondes pour sortir dehors, pour rentrer en contact avec l’extériorité tangible de la vie des Hommes. Elle doit descendre plusieurs étages, passer devant la porte de telle et telle famille, de telle et telle personne en descendant les escaliers ; pis, elle doit passer par l’enfermement des plus hermétique, lorsqu’elle prend l’ascenseur, pour atteindre l’Ouvert du monde extérieur. Terrible disproportion entre le moyen et la fin, dans le deuxième cas ; terrible arrachement dans les deux. Là où le paysan, dans le terme générique que nous lui donnons, fait l’expérience concrète de l’unité de tension d’un même monde entre l’intériorité de son foyer et l’extériorité du monde, l’urbain en revanche est contraint de faire l’expérience « castratrice » de la sécession entre le monde qui est sien, celui de son foyer, et le monde tout court, l’un ne prolongeant plus l’autre, mais l’un tournant le dos à l’autre, se fermant à l’autre pour que l’autre puisse exister. La situation cosmique de l’homme moderne est ainsi la suivante : il faut cesser d’être « dehors » pour être « dedans », autrement dit il faut cesser d’être à soi pour être à l’Autre, et il faut cesser d’être à l’Autre pour être à soi. Là où les sociétés traditionnelles accordaient une place centrale au foyer comme expérience de centralité cosmique, les sociétés modernes opposent le foyer et le monde en excluant le monde subjectif (le foyer) du monde objectif (l’extérieur), et ce, jusque dans leur conception de la science.

L’éclatement de l’habitation : le haut séparé du bas

L’abeille du rez-de-chaussée a-t-elle seulement plus de réalité et de consistance cosmique que l’abeille qui vit à l’étage ou en haut de l’immeuble ? Il se trouve en effet que son contact avec le monde extérieur est immédiat, elle n’a pas à traverser des mondes, dans une descente dantesque, pour atteindre cet Autre que le monde représente toujours pour soi. En ce sens il est possible que sa position soit privilégiée par rapport aux hommes qui vivent à l’étage. Néanmoins, le schéma « sécessionniste » se reproduit encore. Lorsque l’abeille du rez-de-chaussée vit dans son foyer, elle vit en souterrain d’autres mondes qu’elle. Lorsqu’elle lève la tête, ce sont différents mondes qui se déploient, dans leur isolement cosmique, au-dessus d’elle. Isolés, car souvent, elle ne les connaît pas : un immeuble n’a rien à voir avec les demeures familiales de l’ancienne France. Dans l’immeuble, ce sont des foyers isolés les uns aux autres qui se superposent, s’entassent dans cette ruche d’un genre nouveau. Finalement, l’homme du rez-de-chaussée jouit de la moitié d’un privilège dont l’autre appartient à celui qui vit sous le toit : lui, au moins, a la chance que n’aura jamais celui du rez-de-chaussée, celle de la solitude qui peut s’ouvrir immédiatement et sans pollution visuelle à la vue du firmament qui se déploie au-dessus de lui. Il est en contact direct avec la voûte céleste, tandis que ses pieds, en revanche, ne touchent rien, crèvent de la faim de la terre. L’homme du rez-de-chaussée, lui, doit se dépayser dans l’altérité violente ou navrante de la rue bourgeoise pour essayer d’apercevoir, entre les deux rangées d’immeubles, ce ciel qui se déploie dans sa souveraine ouverture sur la création. Mais lui, au moins, a les « pieds sur terre », il est au contact du monde humain qui appelle tout un chacun à actualiser sa liberté.

Resterait enfin à relever cette fausse et hypocrite unité que dessine le mythe de l’égalité dans les sociétés modernes : celle qui réside dans la sécession sociale qui s’immisce dans l’agencement même des habitations, en divisant la qualité marchande de chaque étage. Le riche, ainsi, vit au rez-de-chaussée ou dans les étages intermédiaires, tandis que le pauvre, lui, est reclus dans les hauteurs des « chambres de bonne », sous la toiture. Voici donc l’architecture cosmique de l’homme moderne : le règne du faux dans l’équilibre entropique des isolements. L’homme moderne a ainsi eu le (malin) génie de régler les conflits, les tensions qui édifiaient l’unité traditionnelle en faisant de la sécession cosmique sa nouvelle loi. Il lui fallait renoncer à l’homme, dans ce qu’il a de plus essentiel et d’archaïque, c’est-à-dire d’originel et de principiel, pour que se réalise effectivement le rêve capricieux de Prométhée. Le confort matériel et quantitatif naît alors d’une déchéance spirituelle et qualitative, autour de la place qui est assignée à l’homme dans le cosmos.

L’on revendique souvent, dans les milieux intellectuels, philosophiques et politique « anti-modernes », un « retour à la terre ». Ce sens de la terre est en effet fondamental, nous l’avons-vu ; mais tant que n’est pas affirmée en même temps l’unité de la Terre du Ciel, cette espérance dans un nomos de la terre (Carl Schmitt) ne peut être qu’une réclamation de « bas-étage » : l’exigence de réenracinement, sans pensée cosmique et spirituelle, est alors celle du concierge hypocrite de la ruche moderne, un idéal de rez-de-chaussée.

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