Jacques et Philippe sortent d’un dîner entre amis. Pendant trois bonnes heures, ils ont refait le monde, chacun y allant de sa modeste suggestion aux hommes qui gouvernent mais qui ne sont malheureusement pas là pour les écouter. Les deux compères profitent du trajet du retour pour poursuivre la conversation.

« – Le problème avec tous ceux qui font de la politique, c’est qu’ils veulent tout nous imposer, commence Jacques.

– Ils se moquent de notre liberté et nous traitent comme des irresponsables !, poursuit Philippe.

– Ils veulent régir toute notre vie. C’est tout simplement du totalitarisme ! », conclut Jacques en se mouchant.

Puis, il jette son mouchoir en papier sur le sol. Interloqué, Philippe le regarde et lui balance :

« – Bah, jette-le dans la poubelle, elle est juste là !

– On s’en fout, un robot va venir le ramasser.

– T’as raison. C’est vrai, après tout, il faut les faire bosser. C’est quand même avec nos impôts qu’on les fabrique ! »

Cette petite fable pourrait bien devenir réalité, depuis que l’on a découvert  le robot B.A.R.Y.L., la «  nouvelle innovation SNCF » à savoir une poubelle qui se déplace de manière autonome pour récolter les déchets. Son slogan : «  si vous n’allez pas à la poubelle, c’est la poubelle qui viendra à vous ». Grandiloquente, la SNCF nous présente son robot comme un justicier, dont la devise n’est pas sans rappeler celle du Bossu de Paul Féval: «  Si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira à toi ! » Ainsi, la « première poubelle mobile » viendra nous faire du genou pour nous pousser au civisme le plus élémentaire.

Enfin pas tout-à-fait, parce que le robot B.A.R.Y.L. ne repère pas les déchets mais les personnes qui lui font signe. Et c’est heureux, parce qu’il ne force pas à la civilité, il n’incite même pas, il est « un sujet d’interpellation » selon les mots de Patrick Ropert, directeur général de SNCF Gares & Connexions. La stratégie se fonde sur l’idée qu’un robot est source d’émerveillement chez les gens et qu’avec B.A.R.Y.L., jeter un papier devient ludique.

Dès lors, plusieurs aspects interpellent. Premièrement, ce projet témoigne que l’on s’enfonce encore un peu plus dans la société de divertissement : après la politique-spectacle et la météo-sketch, voilà que l’on fait du savoir-vivre un jeu d’interaction avec la machine. Il n’est certes pas mauvais d’apprendre en se divertissant, mais il n’est pas pour autant nécessaire de transformer tout apprentissage en moment récréatif.

Conséquence de cette société du divertissement, l’infantilisation généralisée nous guette. On ne fait plus appel à la raison mais à la seule capacité à « liker » quelque chose de « cool ». Patrick Ropert l’a dit lui-même : « C’est quand même beaucoup plus sympa d’avoir un petit robot qui vient et qui vous dit allez donne moi ton déchet plutôt que d’avoir une affiche qui dirait ‘Comportez-vous bien’. » Rappelons que la carotte sert à faire avancer l’âne. Bref, on nous prend pour des bourricots.

Troisièmement, cela favorise la paresse. Preuve en est l’autre slogan de la vidéo promotionnelle : «  plus besoin de bouger pour jeter proprement. » A quand des logiciels pour dire merci, s’il vous plaît et pardon à notre place ? Car le problème ne réside pas dans le fait qu’un progrès technique réduise l’effort physique et nous rende du coup moins endurant, mais que le divertissement réduise l’effort de la volonté, laquelle se cultive jour après jour. Notre volonté annihilée, que se passera-t-il en l’absence de carotte ? Faudra-t-il faire appel au bâton ?

Là encore, le bâton pourrait se matérialiser par un robot qui vient vous faire du genou pour exiger vos déchets. Mais de même, point d’urbanité véritable si celle-ci est forcée. Passe encore quand enfant, vos parents vous obligeaient à faire un bisou à votre frère ou à votre sœur quand vous vous étiez disputés. C’est bon pour l’âge tendre. Si cela apporte la paix pour un temps, cela ne résout toutefois rien. Nos gares en seraient certes plus propres. Néanmoins, si à première vue cela pourrait s’avérer bénéfique pour l’intérêt général des usagers, ce ne le serait toutefois pas pour le bien commun. Il ne faudrait alors pas s’étonner si, dans les espaces publics, les gens se mettent ensuite à jeter d’autant plus spontanément leurs déchets par terre parce qu’aucune poubelle ne serait venue à leur rencontre.

Qu’ont en commun le gentil et ludique robot B.A.R.Y.L. et sa version autoritaire ? La carotte comme le bâton procèdent du même renoncement dans la responsabilisation des individus. Déléguer sa civilité à une machine revient ni plus ni moins à abdiquer notre dignité. On y renonce car on ne fait pas assez confiance en la capacité de l’homme à faire usage de sa liberté.

Jacques, Philippe et tout usager feraient bien de prendre à cœur leurs responsabilités, s’ils ne veulent pas voir leur liberté disparaître peu à peu. Et Philippe ferait bien de manifester jusqu’au bout son désaccord devant l’acte de Jacques. Ou alors,  si deux amis ne peuvent se responsabiliser mutuellement, viendra le temps d’un robot de compagnie qui viendra pallier nos relations inhumaines.