« Californie. Ils s’emmerdent tellement qu’ils vont dans les shopping centers voir des têtes de gens. […] Ils ont fait des compartiments fumeurs dans les restaurants… Misère de l’homme sans faute… Luther en pyjama joggant sous les palmiers ». Le 14 janvier 1983, l’écrivain Philippe Muray notait ces phrases dans son journal à l’occasion d’un voyage en Californie. Sur place, il découvre une de ces figures révélatrices de la modernité qu’il avait le talent de dénicher à l’état naissant : celle du jogger californien.

Pratiquement inconnue encore à cette date dans nos contrées, cette figure du jogger californien était promise à un avenir planétaire. Elle est devenue depuis extraordinairement envahissante. Une fois encore, l’intuition géniale de Tocqueville dans les années 1830 selon laquelle la traversée de l’Atlantique permettrait désormais de découvrir avec un temps d’avance l’Europe de demain ou d’après-demain, s’est vérifiée. Il suffit de circuler dans les rues de nos cités ou de se promener le week-end dans les parcs ou les forêts qui les entourent pour constater à quel point le jogging ou le running (comme on dit plus volontiers désormais) est devenu une pratique sociale généralisée, selon une chronologie qui resterait à préciser mais qui paraît avoir connu une puissante accélération dans les quinze dernières années. 

Un phénomène de société

 Le dimanche matin, à l’heure où quelque 3 à 4 % de Français encore un peu sérieusement catholiques se rendent dans les églises, les forêts et les rues se remplissent de runners en tenues criardes venus honorer le dieu Esculape, dont Robert Redeker a dit justement qu’il était devenu celui « des modernes », en même temps que la médecine (du corps et de l’âme) prenait la place de la religion. « Try running » est devenu le mot de l’époque. C’est le conseil que donne spontanément son médecin à Martin Sixmith, un ancien correspondant de la BBC et conseiller en communication du gouvernement Blair qui vient d’être licencié, dans la première scène de Philomena, le dernier film de Stephen Frears. Les magasins de sport ne désemplissent pas, des magazines spécialisés ont vu le jour, les cardio GPS et les applications sur iphone se multiplient qui permettent de mesurer sa fréquence cardiaque, sa vitesse, la distance parcourue, les calories brûlées, sa courbe de progression, etc.

 Le marché des runnings (les chaussures), compléments alimentaires et autres boissons énergétiques explose

Les journalistes, quand ils font le portrait d’un homme politique, haut fonctionnaire, magistrat ou chef d’entreprise, ne manquent généralement plus de signaler ses exploits sportifs. Le marché des runnings (les chaussures), compléments alimentaires et autres boissons énergétiques explose. Il n’est plus question, dans les dîners en ville, que du Marathon de Paris, de New York ou du Paris-Versailles, et dans les tours de la Défense et d’ailleurs, les cadres mettent bien en vue sur leur bureau un souvenir photographique de leur participation à telle ou telle course mythique, de la diagonale des Fous à la La Réunion à l’« ultra-trail » du Mont-Blanc. Fait d’histoire naturelle notable : les quadras et quinquas des classes supérieures sont de plus en plus longilignes et élancés. On voit se multiplier dans cette tranche d’âge et cette catégorie sociale les silhouettes athlétiques et les visages taillés au couteau, comme on n’en voyait guère autrefois qu’au cinéma, dans les rôles de colonels des films de guerre américains.

Il est vrai que les hommes politiques, plutôt de droite au départ, ont donné le ton, à l’instar de Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin, deux baby boomers nés dans les années 1950 (le point n’est pas sans importance) qui, hier encore, mouillaient volontiers le maillot devant les caméras et donnaient à leur rivalité les allures d’une compétition sportive, qui ne l’était pas toujours. Imagine-t-on le général de Gaulle ou même Jacques Chirac en faire autant ? L’été venu, les runners des villes se répandent dans les campagnes et on les voit parfois le long des départementales les plus reculées, en plein soleil ou dans les montagnes, sous l’œil ébahi des indigènes, payer leur tribut de sueur et de grimaces à la nouvelle passion collective. De temps à autre, un malchanceux ou un imprudent, auquel l’électronique embarquée n’aura pas été secourable, défunte dans l’action, sans entamer l’enthousiasme général. Il y a là un signe des temps, qui a déjà suscité toute une littérature et qui ne manquera pas d’intéresser les historiens de l’avenir.

Un discernement difficile

Y a-t-il moyen cependant de discerner dès à présent le sens d’un tel mouvement ? Ce n’est pas, paradoxalement, au moment où il est devenu un phénomène de société qu’il est le plus facile à décrypter. Car tout le monde court désormais, ou presque : les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, la droite et la gauche. Cette unanimité croissante ne facilite pas le travail du sociologue. Les pionniers du running ont été rejoints par toute une armée de suiveurs, qui courent par imitation, sans trop savoir pourquoi, et peut-être sans raison. Comme la pratique est addictive, une fois que l’habitude est prise et que le système est chimiquement installé (ce qui est l’affaire de quelques semaines), on court « tout seul », pour obéir à des exigences physiologiques ou atteindre le niveau déclencheur du shoot d’endorphine promis aux serviteurs fidèles. À la limite, à ce stade, on n’a plus besoin de raisons pour le faire.

Pour saisir la signification du phénomène, il faut donc plutôt l’interroger dans ses états premiers. C’est-à-dire en s’intéressant soit à ceux qui ont inventé la pratique ou qui l’ont importée chez nous, dans les années 1970-1980, perspective historique qui dépasse les limites de cet article et dont les historiens du futur nous donneront sans doute le détail, soit à ceux qui, parmi nous, commencent à courir et ne sont pas encore tout à fait satellisés par les hormones. Le mieux, si l’on peut, est encore de disposer du témoignage d’un converti de fraîche date dont rien ne laissait présager pareille évolution : un intellectuel, un antimoderne, un mystique ou un hédoniste d’ancienne facture. Les confessions de ces runners honteux, qui ont entendu l’appel de la forêt mais qui courent encore un peu malgré eux, dans un mélange savoureux de mauvaise conscience et de bonheur physique, sont encore les plus éclairantes, pour peu qu’on les recueille avant qu’ils aient eu le temps de refaire leur philosophie.

Ils répondent benoîtement qu’ils courent pour « rester en forme », « rester jeune », « garder la ligne », « par plaisir » ou « faire une perf »

Car si l’on interroge la masse des runners ordinaires, ils répondent benoîtement qu’ils courent pour « rester en forme », « rester jeune », « garder la ligne », « par plaisir » ou « faire une perf », soit pour des raisons avant tout récréatives, hygiéniques et esthétiques. Le moyen d’en douter ? Mais on nous permettra tout de même de penser que c’est là la surface des choses. On connaît la boutade célèbre de Paul Valéry à propos du mythe de Sisyphe pour qui ce dernier, en remontant inlassablement son rocher, ne travaillait pas en vain parce qu’il se faisait les muscles. Les runners non plus ne courent pas en vain. 

Trois hypothèses moroses

Mais après quoi ou après qui courent-ils exactement ? Le phénomène est si répandu qu’on peut être assuré que, dans la pratique, tous les cas sont représentés. Mais si on cherche malgré tout à cerner des tendances et des profils dominants, trois hypothèses paraissent se dégager.

Alors que le progrès technique, en nous faisant gagner du temps, devrait nous permettre d’en prendre davantage, c’est, paradoxalement, l’inverse qui se produit.

La première est que le running serait l’une des formes de ce que les sociologues contemporains appellent l’« accélération sociale », qui embrasse le changement technique, économique, culturel et sociétal, devenu si rapide qu’un même individu a de fortes chances désormais de voir changer plusieurs fois dans son existence le monde matériel et le système de normes et de valeurs dans lequel il a été formé primitivement. Au quotidien, cette intensification du rythme de vie est telle qu’elle se solde, pour les populations concernées, par une multiplication des dépressions, burn out et autres infarctus. Alors que le progrès technique, en nous faisant gagner du temps, devrait nous permettre d’en prendre davantage, c’est, paradoxalement, l’inverse qui se produit. Plus les choses vont vite, moins on a de temps parce que la multiplication des tâches réduit à rien les gains dégagés.

Pour illustrer ce phénomène auquel il a consacré un ouvrage suggestif, le philosophe allemand Hartmut Rosa invoque volontiers l’image du hamster dans sa roue. Mais on peut chercher moins loin ses métaphores tout en laissant hors de cause ces aimables petits rongeurs : le running contemporain, comme phénomène d’accélération pure, sans but apparent, convient tout aussi bien. De fait, la vie fonctionne pour beaucoup désormais comme une course fractionnée dans laquelle les cadences infernales des jours ouvrables sont compensées par les accélérations positives, volontaires et gratuites, du week-end, du matin ou du soir, qui permettent de maintenir le rythme et de reconstituer la force de travail.

La deuxième hypothèse est davantage un constat. Un fait massif, que chacun peut constater à l’œil nu en regardant autour de soi, est que les gros bataillons du running sont fournis par des hommes et des femmes d’âge moyen, d’une quarantaine d’années environ, dont beaucoup passent au vélo ou à la gymnastique ensuite, quand ils ont les vertèbres tassées et des problèmes de dos. On peut s’en assurer assez facilement en allant calculer sur internet la proportion des « juniors » (au-dessous de vingt ans), des « seniors » (entre vingt et quarante ans) et des « vétérans » (au-dessus de quarante) classés dans les grandes courses nationales et internationales.

La concentration des runners dans cette tranche d’âge donne à penser que la pratique n’est pas sans lien chez eux avec la fameuse « crise du milieu de la vie » décrite par les psys contemporains. La « CMV » (comme disent les spécialistes) se produit généralement entre 40 et 50 ans, 35 et 55 au maximum, à un moment où il est encore possible de changer de vie mais où un certain nombre de signes irréfutables montrent que le compte à rebours a bel et bien commencé. L’adolescence des enfants, la mort des parents, les premiers signes de vieillissement corporel (embonpoint, rides, cheveux grisonnants) déclenchent alors une crise, plus ou moins violente selon les cas. Le phénomène n’est pas nouveau en soi puisqu’il était déjà décrit en termes presque identiques, au milieu du XIXe siècle, par ce grand esprit oublié que fut le père Gratry. Mais il a pris dans la société contemporaine une intensité particulière et des formes nouvelles. Le running, avec ou sans thérapeutique complémentaire, peut être un moyen économique d’y faire face, aussi bien sur le plan financier qu’humain (s’il permet de faire l’économie de plus grandes ruptures). 

Mais, avec ces deux explications sociologiques, par l’accélération sociale d’une part, les nouvelles modalités de la crise du milieu de la vie de l’autre, nous ne sommes probablement pas encore tout à fait au fond du dossier. En dernière instance, comme on disait jadis, l’impulsion fondamentale du running est sans doute métaphysique. On est d’autant plus incité à le penser que ses thuriféraires eux-mêmes en conviennent à leur manière.

Si la modernité philosophique a été ambulante, pourquoi son ultra-modernité ne serait pas « runneuse » ?

Pour Guillaume Le Blanc, par exemple, le runner est un « philosophe tout terrain » et un « penseur des trottoirs ». Courir, c’est non seulement « devenir toujours plus élastique », mais prendre le parti de la « grâce » et de la « modestie » contre celui de la « pesanteur » et de la « métaphysique surplombante ». « Qui suis-je moi qui cours ? Rien d’autre sans doute qu’un être de passage qui apprend à passer en glissant le long d’un fleuve qui passe avec lui. » Dont acte. Rousseau a bien écrit Les rêveries d’un promeneur solitaire et Kant ne dédaignait pas de faire chaque jour à Kœnigsberg une promenade hygiénique. Si la modernité philosophique a été ambulante, pourquoi son ultra-modernité ne serait pas « runneuse » ?

Admettons donc qu’il y ait effectivement une petite élite de runners pensants, de style plus ou moins héraclitéen (« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », etc.), pour qui la course est une façon élégante de passer sans s’accrocher aux rives. Mais en va-t-il vraiment de même pour tous ceux – le plus grand nombre – qui, passé quarante ans, s’égaillent soudain dans les rues et les forêts, comme poussés par un coup de starter intérieur irrésistible ? On peut en douter. La plupart d’entre eux s’efforcent de remonter le fleuve d’Héraclite bien plus qu’ils ne le descendent de bon cœur, et ce d’autant plus qu’ils viennent généralement de passer, avec quelque effroi, un rapide de première catégorie. 

Du coup, la question de savoir après quoi ou qui ils courent prend une tout autre direction. On peut dire qu’il y a, en gros, deux profils dominants : les plus optimistes ou les plus candides courent après leur jeunesse, les autres fuient la mort, tout bonnement, en lui livrant une bataille de retardement aussi acharnée que méthodique, dont elle n’est qu’une des modalités. Entre les deux, c’est affaire de nuances plus que de différences réelles, même si les seconds s’efforcent de rester discrets, pour ne pas casser inutilement l’ambiance. Un vent de panique discrète sous-tend ainsi le spectacle bon enfant du running contemporain et en gonfle les voiles. 

« Je n’ai qu’une âme et c’est elle qu’il faut sauver », disait un vieux cantique, abondamment brocardé dans le catholicisme français du XXe siècle. La modernité – Baudrillard l’avait souligné dès 1970 dans son ouvrage classique sur La société de consommation – en chante un autre : « je n’ai qu’un corps et c’est lui qu’il faut sauver ». Croyant, incroyant ou mal-croyant, qui peut se vanter désormais d’échapper à un tel appel ? C’est en ce sens, me semble-t-il, que la généralisation du running fait partie de notre histoire « post-religieuse » et de ses manifestations psychosomatiques.

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