On peut expliquer les troubles de notre époque par un retour de la colère des peuples. Dans Colère et temps Peter Sloterdijk, l’une des figures les plus importantes et iconoclastes de la philosophie contemporaine, procède à une analyse historique de la colère et fait de celle-ci le moteur de l’action politique et de l’histoire. Il voit dans la colère un sentiment puissant qui, accumulé et encadré, constitue le vrai moteur des dynamiques des sociétés humaines et dénonce le retour d’une colère primaire et gratuite.

La colère s’entend ici dans une acception large qui fait référence au concept de « Thymos ». Dans la tradition philosophique, le thymos est cette dimension humaine qui désigne la fierté, l’orgueil, le sentiment de dignité et d’honneur mais aussi son envers négatif, le ressentiment. Platon établit dans La République une division tripartite de l’âme entre : la tête (la raison), le ventre (les désirs) et le cœur (la colère ou thymos). Dans cette conception, le thymos a un aspect ambivalent : il peut être aussi bien le moteur de la dignité et du respect de soi que l’aiguillon du désir de domination.

Peter Sloterdijk procède à une relecture des travaux de Freud, estimant que le thymos est le grand absent de la théorie freudienne.

Peter Sloterdijk procède à une relecture des travaux de Freud, estimant que le thymos est le grand absent de la théorie freudienne. Selon lui, la grande erreur de la psychanalyse freudienne serait de vouloir « expliquer la conditio humana dans son ensemble à partir de la dynamique de la libido ». Conception qui oublie la capacité des hommes à agir et s’engager de façon désintéressée pour préserver leur dignité ou faire prévaloir leur valeur ou leur honneur.
Cette dimension thymonique de l’être humain serait, de façon libre et brutale, sous des formes primaires, susceptible de perturber le fonctionnement harmonieux de la société. Il est donc nécessaire de la sublimer pour l’encadrer et la mettre au service de causes plus grandes. Des formes plus élaborées de gestion de la colère seraient ainsi apparues au cours du temps, soit pour la repousser sine die (christianisme), soit au contraire pour l’accumuler et la mettre au service d’un projet capitalistique, c’est la théorie des banques de la colère. Les individus sont ainsi comparés à des petits épargnants invités à ne pas dépenser leur colère immédiatement, pour la déposer auprès d’une banque chargée d’accumuler et de gérer ce capital de colère dans l’intérêt des épargnants, qui attendent un retour sur investissement plus important.

9782355800016-14105Dans cette perspective, le christianisme est pensé comme une « banque de vengeance métaphysique» dans laquelle la colère est bannie du monde temporel pour être renvoyée dans l’au-delà où seront soldés les comptes débiteurs ou créditeurs des individus. Il revient à Dieu de liquider les excès de colère en sanctionnant les individus qui s’y seraient livrée.

A l’époque moderne, la colère aurait été gérée par une banque de la colère à vocation mondiale : le communisme. Après le constat de la mort de Dieu, le communisme est apparu comme un nouveau vecteur de colère. La colère des humiliés et des exclus agrégés en classe constitue un capital qui s’accumule en vue d’un investissement dans une grande cause, avec une espérance de rendement à court terme : la révolution prolétarienne.

La fin du communisme marque l’ouverture d’une « ère dépourvue de points de collecte de la colère et porteurs d’une perspective mondiale, on ne relève pratiquement pas d’exploitation constructive des affects relevant de la psychopolitique- les champs du thymos ne parviennent pas à se stabiliser ». Cela « transforme d’anciennes nations civilisées en club de débats où on s’excite pendant des semaines sur des comparaisons inadmissibles avec Hitler et sur des vols en avion gratuits offerts à des ministres dans des conditions douteuses » note avec ironie Peter Sloterdijk.

Les institutions traditionnellement en charge de la collecte et de la gestion de la colère des peuples ont perdu leur légitimité, l’énergie qui n’est plus mobilisée par le thymos se reporte sur les désirs. La modernité se caractérise ainsi par le passage d’une dynamique de la colère et de la fierté à une dynamique de l’avidité dans laquelle l’individu est livré à la tyrannie de ses désirs manipulés par le système capitaliste. Tout se passe comme si le règne du consommateur nécessitait au préalable une perte de dignité et d’estime de soi. L’individu moderne se trouve ainsi confronté à une injonction permanente de satisfaction des désirs et de jouissance qui le place dans une situation impossible : l’individu est à la fois sommé d’assouvir tous ses désirs et manipulé par le système économique et médiatique pour éprouver toujours plus de désirs.

La thèse de Peter Sloterdijk semble parfois excessive en ce qu’elle va parfois trop loin dans la métaphore mais elle présente de nombreuses analyses très pertinentes. L’un des intérêts de cette thèse est de procéder à une relecture de l’histoire basée sur les affects et la psychologie humaine, qui réfute les interprétations marxistes ou marxisantes selon lesquelles les conditions matérielles constituent le déterminant de toute évolution historique.

Cette ère est celle d’une violence gratuite absurde susceptible d’éclater sans raison. Une violence qui s’exprime dans des formes primaire et brutales et entraîne du vandalisme que Peter Sloterdjik définit comme une « colère qui a définitivement renoncé à l’intellect ». Il voit ainsi dans l’embrasement des banlieues en France de 2005 la parfaite illustration de cette violence. Peter Sloterdjik s’interroge toutefois sur le cas de l’islamisme (Etre et temps – 2007). Il se demande si l’islam politique sera la nouvelle forme de banque mondiale de la colère. Il estime réel le risque que la frustration et la colère de la jeunesse des pays arabes et des jeunes musulmans soient mobilisées au service d’un « projet d’autodestruction dissimulé sous le manteau politico religieux. »

La thèse de Peter Sloterdijk semble parfois excessive en ce qu’elle va parfois trop loin dans la métaphore mais elle présente de nombreuses analyses très pertinentes. L’un des intérêts de cette thèse est de procéder à une relecture de l’histoire basée sur les affects et la psychologie humaine, qui réfute les interprétations marxistes ou marxisantes selon lesquelles les conditions matérielles constituent le déterminant de toute évolution historique.

Un autre intérêt de cet ouvrage repose dans l’analyse du fonctionnement du pouvoir totalitaire communiste. Peter Sloterdijk se livre ainsi à une véritable déconstruction du pouvoir totalitaire et démontre que celui-ci repose sur un monopole d’Etat de la colère et de la fierté dans lequel la gestion à flux tendu et la manipulation des affects thymoniques permet à l’Etat d’asseoir sa domination. La constitution d’une conscience de classe dans le prolétariat industriel fut ainsi la première étape de la création d’une banque de la colère à vocation mondiale. Dans ce contexte, le rôle des gérants du capital (i.e les leaders de la révolution) est primordial : c’est eux qui créent, exploitent et retirent les bénéfices de la colère. Le capital colère du prolétariat industriel n’étant pas naturellement suffisant pour l’accomplissement des projets révolutionnaires, il est nécessaire d’avoir recours à d’autres formes de colère, qu’elles soient d’ordre national, ethnique ou culturel.  Le pouvoir totalitaire cherche donc en permanence à augmenter ce capital par la création ou l’excitation de nouvelles colères en divisant la société et en opposant les différents groupes sociaux. Ce fut le cas lorsque le communisme de Mao, qui devait faire faire face à la faiblesse du prolétariat industriel en Chine, utilisa la colère des paysans pauvres face aux populations urbaines puis, pour soutenir la révolution, celle des jeunes générations fanatisées contre l’ancienne génération. Le régime totalitaire est décrit ainsi comme une vaste chaîne de Ponzi dans lequel la propagande et la terreur sont nécessaires à l’extorsion permanente de la colère et de la fierté et ainsi une condition de survie du régime (et non une phase transitoire de mise en place).

Son analyse de notre société moderne sous l’angle du thymos n’est pas nouvelle mais particulièrement pertinente. Elle rappelle évidemment le dernier homme de Nietschze ; l’homme moderne qui a perdu son ambition et sa fierté au profit de la seule satisfaction de ses désirs privées et égoïstes. Nietschze relie le thymos à la notion d’énergies vitales et voit dans la modernité le symptôme d’un effondrement généralisé de l’énergie vitale. Fukuyama, dans son best-seller unanimement critiqué mais beaucoup moins lu, La fin de l’histoire et le dernier homme, va plus loin et estime que les démocraties libérales modernes se sont construites sur le refus du thymos au profit du désir de l’homme guidée par la raison. Les sociétés libérales restent toutefois, selon lui, menacées par le retour du thymos sous une forme nouvelle : le désir de tous d’être reconnu comme l’égal de tous. Ce désir suscite un besoin d’égalité toujours plus pressant et qui se traduit dans le champ social par des revendications sociétales toujours plus fortes.

Ces réflexions conduisent Peter Sloterdijk à rappeler qu’une meilleure connaissance de l’homme est nécessaire et qu’elle passe par la prise en compte de sa dimension thymonique. C’est finalement ce qui nous apparaît aujourd’hui le plus important ; que l’homme accède à une meilleure connaissance de lui-même de ses forces, de ses limites et du sens de sa dignité.

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