Depuis plus de vingt ans, Olivia Dufour arpente les tribunaux, observe et commente la vie de la justice française. Effarée par ce qu’elle a constaté, elle a publié en 2018 Justice, une faillite française?, dans lequel elle dénonce le manque chronique de moyens alloués à la justice.

 

L’insuffisance chronique du budget de la justice peut-elle avoir des répercussions sur la fracture sociale? Est-ce que la proximité des lieux de justice est une demande importante de la part des citoyens? Si oui, quel lien faites- vous entre les réformes successives de la justice et les doléances des Gilets jaunes sur l’abandon de certains territoires?

Pour écrire ce livre, je suis allée voir notamment la présidente du conseil de prud’hommes de Bobigny. Elle m’a expliqué que les réformes Macron du temps où il était ministre de l’économie ont engendré une baisse de 35 % des nouveaux dossiers dans son tribunal la première année. Depuis cette chute se confirme et s’accélère, dans toute la France. évidemment, à la Chancellerie on s’en félicite, on ne voit que les économies réalisées que l’on vante ensuite au moment d’établir les budgets à Bercy. Cette femme m’a dit « mes greffiers ont beau aider les justiciables à remplir le nouveau formulaire, il est trop compliqué, beaucoup abandonnent ». Et elle m’a regardé alors avec anxiété : « ils vont aller où, tous ces gens à qui l’on ne rend plus justice ? Que va devenir leur colère, leur sentiment d’injustice ? » Nous étions en janvier 2018, il me semble que 11 mois plus tard nous avons eu un début de réponse. Je ne prétends pas évidemment qu’il y a un lien direct entre les réformes Macron et la crise des Gilets jaunes, en revanche, je crois comprendre de ce mouvement qu’il exprime la colère de tous ceux qui constatent dans leur vie au quotidien que la gestion managériale des services publics et la course permanente au profit sont en train d’abîmer notre société. Personnellement, j’irais même plus loin, on endommage notre civilisation. C’est très visible en matière judiciaire, nous avons renoncé à beaucoup de principes fondamentaux faute de moyens. Je ne pense pas que les citoyens formalisent leur besoin de proximité de la justice, il surgit quand ils ont un problème. Les juges des tribunaux d’instance, ces petits tribunaux qui traitent les petits litiges du quotidien, racontent tous la même histoire quand on les interroge sur leur métier. Ils voient arriver des gens avec toute leur vie administrative dans une pochette et c’est au greffier ou au juge de trier, comprendre le problème et les aider à saisir la justice pour faire valoir leurs droits. si ce petit tribunal ferme, ils devront aller plus loin, au tribunal de grande ins- tance. Or on sait que lorsqu’un tribunal disparaît, celui qui récupère sa compétence n’hérite pas du même volume d’affaires. Ce n’est pas comme un accouchement, on ne court pas à la nouvelle maternité à 50 km. On renonce à faire valoir ses droits quand c’est trop compliqué. On ne m’ôtera pas de l’idée que ce calcul cynique est souvent à l’œuvre dans les réformes de la justice. C’est ce qu’on appelle pompeusement la déjudiciarisation. L’ennui, c’est qu’on passe son temps à donner de nouveaux droits aux citoyens parce que c’est électoralement rentable. Si on ne leur permet pas de s’incarner concrètement, ce qui est le rôle de la justice, alors on s’expose à créer un sentiment d’incompréhension, d’injustice et de rejet des institutions.

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