« Bien des choses me rapprochaient des anarchistes…écrivait Jacques Ellul en 1987.  Mais il y avait un obstacle insurmontable: j’étais chrétien. Cet obstacle, je l’ai rencontré toute ma vie. Par exemple, en 1964, j’avais été attiré par un mouvement très proche de l’anarchisme: les situationnistes. J’avais eu des contacts très amicaux avec Guy Debord, et un jour je lui ai nettement posé la question: « Est-ce que je pourrais adhérer à votre mouvement et travailler avec vous?  » Il me répondit qu’il en parlerait à ses camarades. Et la réponse fut très franche: « Comme j’étais chrétien je ne pouvais adhérer à leur mouvement ». Et moi, je ne pouvais pas récuser ma foi, ni mon anarchisme.  » Dont acte. Quarante ans plus tard, nous ne rejouerons pas avec ces dés pipés. Nous renverserons la table, nous n’irons pas mendier place de la République.

Cordon sanitaire

« Vous êtes sans doute antinaziste, mais au titre même où vous êtes antichrétien. Et vous êtes moins attaché à lutter contre le nazisme que vous êtes acharné à ruiner les faibles remparts qui s’opposaient encore à lui ». Cette phrase d’Antoine Saint-Exupéry à André Breton, qui jouait les antifascistes de salon à New York en dressant des listes de collabos tandis que d’autres allaient se faire trouer la peau, collerait parfaitement aux rebellôcrates qui ont attaqué violemment les Veilleurs aux abords de la place de la République mercredi soir. 

Alors qu’à peine 69 jours après son début Nuit Debout commençait à faire sa propre rétrospective, se complaisant dans une auto-mythification qui n’aurait pas déplu à Guy Debord et sa Société du spectacle, cela fait trois ans que les Veilleurs, en toute discrétion, sans une quelconque consécration médiatique, se rassemblent tous les mois pour réfléchir sur des sujets divers dans différents points de la capitale. 

Nuit debout relaie sans recul les revendications LGBT, sans voir qu’elles sont en ce moment adoubées, voire suscitées, par le monde qu’il vomit, des multinationales de la Silicon Valley aux bureaux de la commission européenne

Que cherchaient donc les Veilleurs? Prenant au mots les slogans qui s’égrènent depuis plusieurs semaines, ont-ils osé croire à la fameuse convergence des luttes ? Ont-ils osé avoir confiance en la parole libérée qu’on promettait à longueur d’AG ? L’objet du litige serait, paraît-il, le mariage gay. Car Nuit debout relaie sans recul les revendications LGBT, sans voir qu’elles sont en ce moment adoubées, voire suscitées, par le monde qu’il vomit, des multinationales de la Silicon Valley aux bureaux de la commission européenne. Nuit debout reproche aux Veilleurs d’entretenir une discrimination lorsqu’ ils dénoncent le relativisme qui fait le lit du libéralisme contre qui Nuit Debout ferraille. Las, tant de subtilités n’entrent pas dans des logiciels usés. « Nuit Debout est un lieu attaché aux libertés individuelles. Eux, ce sont des liberticides », résume un des participants dans l’Obs. C’est qu’à Nuit Debout en effet, l’individualisme  règne en maître. La convergence des luttes illusoire se veut la focale de combats individualistes épars. C’est « moi migrant », « moi LGBT », « moi femme », « moi vegan », (on aimerait qu’il y eût aussi le « moi ouvrier », mais nous ne l’avons pas trouvé). Chacun amène sa petite lutte sans vision du monde cohérente. Nuit debout veut poser des limites au capitalisme, tout en prônant l’ouverture des frontières. Nuit Debout veut plus de démocratie, mais crache sur des jeunes qui viennent à leur rencontre pour débattre. Nuit Debout veut « faire peur » au système, mais est toléré et exalté par celui-ci depuis plus de deux mois. Jamais les Veilleurs n’ont reçu le qualificatif de « légitime » que le président de la République octroya à Nuit Debout. Sans doute étaient-ils trop dérangeants pour qu’un ministre en fonction leur donne sa bénédiction. Jamais ils n’eurent les louanges et la centralité médiatique qu’obtinrent les stands de la fête de l’Huma du 11ème arrondissement.

Mais ne vous méprenez pas. Point de jalousie chez nous, point de complainte sur le « deux poids deux mesures » des violences policières. Point de volonté de voler le quart d’heure de gloire de militants en déshérence idéologique.

Et toi, petit bourgeois, tu sers à quoi?

Si nous partageons un même dégoût pour la « loi El-Khomri et son monde », l’essoufflement de la démocratie représentative, l’économie financiarisée et les diktats de Bruxelles, nous n’avons pas les mêmes regrets et les mêmes espérances. 

Nous n’avons pas attendu les antifascistes inconséquents pour savoir que la colère des imbéciles remplit le monde. Nous n’irons pas mendier place de la République l’onction bénie de la gauche libertaire. Nous n’avons pas besoin de vous pour combattre la société marchande.  Nous la repoussons dans chacune de nos lignes, dans nos vies au quotidien, au prix de sacrifices que vous n’oserez jamais imaginer. Il est cependant une évidence énorme que nous devons vous dire : la société marchande, elle, a encore besoin de vous pour donner l’illusion spectaculaire du pluralisme et de la tolérance bankable

La vérité, c’est qu’il n’y a qu’une radicalité, celle qui remonte à l’origine du paradigme libéral de l’illimitation. La vérité, c’est qu’il n’y a qu’une seule convergence des luttes, celle de l’écologie intégrale, car elle promet et promeut une remise en cause radicale de la civilisation libérale-libertaire, dans ses causes et ses conséquences, économiques, sociétales, environnementales, culturelles et morales.

Continuez à vous acharner à détruire les faibles remparts qui s’opposent encore au monde que vous prétendez abattre. Nous n’irons pas mendier votre soutien. Nous ne vous prierons plus de nous écouter, de nous entendre. Le sectarisme est la maladie de la gauche libertaire. Nous tâcherons de corriger la nôtre, ce goût du dialogue qui nous rend si naïfs. Mais pas tout à fait. Car peut-être dans 10, dans 20 ans, les gauchistes d’hier viendront bouleverser nos certitudes en s’assemblant sur les places de France. Promis, nous, nous ne les chasserons pas. 

 Impression

Par Paul Piccarreta, Gaultier Bès, Eugénie Bastié, Camille Dalmas, Pierre Jova, Marianne Durano.