Quand le solutionnisme technologique et la culture de l’entreprise envahissent l’éducation nationale…

Elle n’a que 16 ans et elle est invitée et félicitée par tous les médias. Son talent est salué par Alain Juppé comme par le Medef. Même Apple est venu lui dire que son invention l’intéressait. Son nom : Philippine Dolbeau, élève en première L d’un Lycée du Vésinet (très chic commune des Yvelines) qui a remporté le concours Digischool Hype Awards 2015. Le principe du concours : récompenser celui qui a grosso modo inventé le meilleur objet connecté pour l’école. Son invention : faire porter aux élèves un boîtier électronique doté d’une technologie Ibeacon permettant, grâce à une application nommé Newschool sur smartphone, de repérer immédiatement les élèves n’étant pas présents et d’envoyer sur le champ un SMS pour prévenir les parents. Technologie déjà expérimentée, au passage, dans trois classes de son lycée.

Premièrement, on peut s’étonner d’un tel concours. L’éducation nationale n’a-t-elle que l’unique ambition de faire de ses élèves des futurs cadres d’entreprise ? Aurait-elle cédé à l’ultralibéralisme et renoncé à les éveiller aux savoirs, à l’idéal républicain et la beauté du monde ? Le plus intéressant reste surtout d’analyser le discours autour de cette invention. On écoute ainsi Philippine Dolbeau nous expliquer que son invention permet d’éviter aux professeurs de faire l’appel, d’utiliser ce vieux support papier, et de faire gagner deux minutes à chaque cours, soit 28 heures de cours gagnées par an par professeur… Et on se dit qu’il est loin le temps des ados rêvant d’un autre monde où la terre serait ronde. Aujourd’hui ils rêvent d’être patrons d’entreprise, parlent investissement, croissance, progrès technologique… Un peu comme Alain Juppé, le Medef et Apple. Une jeunesse aseptisée rêvant d’un monde où tout est calculé, contrôlé, soumis à l’impératif d’aller vite et d’être transparent, au détriment d’un monde humain, chaleureux et qui a du sens. Dans l’euphorie médiatique qui l’entoure, on a envie de lui poser deux, trois questions, à la Philippine : En quoi est-ce vraiment un problème de perdre deux minutes pour appeler ses élèves ? N’est-ce pas un moyen pour le professeur d’attester de l’attention qu’il porte à chacun de ses élèves, et cette marque d’attention n’est-elle pas au fondement de la relation professeur-élève ? L’école doit-elle être ouverte à tout prix au « progrès qui innove la nouveauté » ? Question fondamentale.

De fait, une mode s’est installée depuis peu : celle des petits inventeurs qui pensent à avoir découvert l’eau chaude ou l’objet connecté du siècle, chaque fois qu’ils ont associé une puce électronique à un objet qui ne leur avait rien demandé. Des petits inventeurs regroupés dans de petits mais puissants lobbies high tech, que l’on nomme pudiquement des start-ups, qui lorsqu’ils veulent imposer la tablette numérique à l’école ou la montre connectée dans certaines universités américaines1, obtiennent les feux verts de nos politiciens au nom de la sainte modernité. Et on voit ainsi le monde qu’ils sont en train de fabriquer, un monde froid, qui ne fait plus confiance en son prochain, obnubilé par la vitesse et qui met tout le monde sous surveillance. Les professeurs n’ont plus leur mot à dire : des gens dotés des meilleures intentions du monde se chargent de faire ce qu’ils pensent faire mieux qu’eux. A la relation interpersonnelle, qui effectivement prend du temps mais assure un lien direct, on substitue un contrôle électronique, aussi abstrait qu’instantané.

On nous dira, évidemment, qu’il ne s’agit ni de « fliquer » ni de faire du profit, mais de lutter contre un vrai problème : l’absentéisme. Dans ce cas, mieux vaudrait commencer par limiter l’usage et la présence d’une des choses qui déconcentrent le plus les élèves, et les éloignent de la chose scolaire : les écrans ! Steeve Jobs lui-même avouait « limit[er] l’utilisation des nouvelles technologies par (se)s enfants »2. Car, ironie du sort, ceux qui cherchent à changer notre quotidien sans nous demander notre avis – car le technicisme est un fatalisme : ce qui est possible sera fait, quoi qu’il en coûte – ne sont eux-mêmes pas dupes des effets de la surexposition des enfants aux nouvelles technologies.

Bref, plutôt que de jouer des Steeve Jobs, Philippine ferait mieux de méditer pour son bac cette vieille sentence morale : l’enfer est pavé de bonne intentions.

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