800 hectares comprenant une gigantesque mine à ciel ouvert, une usine de traitement du minerai, un parc à résidus décyanurés et une base de vie pour 500 personnes : jamais un projet aurifère n’aura eu si grande ampleur en France. Yseult Rontard, étudiante en philosophie à l’ENS, et Tanguy Piébourg, diplômé de l’Institut français de géopolitique, nous révèlent la face cachée de ce projet pharaonique soutenu par Emmanuel Macron.

Gros comme une montagne

Outre une mine équivalente à 32 fois le stade de France, la Montagne d’or nécessitera l’aménagement d’une piste d’accès et la création d’une ligne électrique de 120 km.

En charge du projet ? La Compagnie minière Montagne d’Or (CMO) financée par deux multinationales de l’or, l’une russe (Nordgold) et l’autre canadienne (Columbus Gold).

Ce sont 82 tonnes d’or à extraire en 12 ans, et la compagnie estime à 1431 millions d’euros de retombées.

Le projet est prévu pour 2022 et le débat fait rage entre d’une part les promoteurs de la Montagne d’or et leurs soutiens et d’autre part les associations de protection de l’environnement avec leur fer de lance World Wild Fund.

Au sein même de l’État français, les avis divergent comme c’est le cas entre le président de la République et son nouveau ministre de la Transition écologique et solidaire François de Rugy, pour qui « il faudra reprendre, d’une façon ou d’une autre », le projet « Montagne d’or », qui ne peut pas être mené « comme envisagé » en Guyane.

En 2015, Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, voyait d’un œil favorable un complexe industriel de cette envergure aux promesses d’emplois conséquentes (750 emplois directs et 3000 emplois induits) sur un territoire où le taux de chômage s’élève à 22 %. Désormais à la tête de l’État, il insiste sur la nécessaire exemplarité du projet quant aux normes environnementales : « Seules des exploitations exemplaires en terme environnemental et socio-économique pourront être envisagées en France » tout en maintenant que « c’est un projet qui, je le pense, sur ses fondamentaux, peut être bon pour la Guyane ».

« Make our planet great again », vraiment ?

Si, au contraire, Nicolas Hulot était opposé à la Montagne d’or, c’est que l’exemplarité environnementale que le Président appelle de ses vœux n’est peut-être pas compatible avec la nature du projet. Le 1er juin 2017, Emmanuel Macron fustigeait le retrait des États-Unis des accords de Paris d’une phrase piquante qui détournait le slogan de campagne de Donald Trump : « Make the planet great again ». Curieusement, cette maxime ne semble pas prendre effet lorsqu’il s’agit de la gestion du sol français et de ses richesses…

Or, la Guyane abrite un patrimoine environnemental très riche représentant 50 % de la biodiversité française avec des écosystèmes uniques parmi les plus fragiles. Conscients de cette réalité, les acteurs du projet mettent en avant leur bonne volonté : « Tous les efforts possibles sont mis en œuvre pour réduire au maximum les impacts à court et à long terme sur les milieux naturels et prévenir les risques technologiques»

Mais tous les efforts ne peuvent contrer les risques inhérents à une telle exploitation aurifère. Le procédé d’extraction prévu fait bondir : la cyanuration à circuit fermé. C’est une méthode qui implique l’utilisation importante de cyanure : Gabriel Serville, député de la 1ère circonscription de Guyane, affirme qu’en 12 ans, 47 000 tonnes de cyanure seront déversées dans les usines de traitement du minerai si le projet voit le jour. De plus, le stockage des boues d’or et de cyanure se fera dans des bassins à ciel ouvert, un procédé qui fait craindre une catastrophe environnementale en cas de pluie et de débordement. Le site de la mine est critique dans la mesure où il est entouré par une réserve naturelle. L’autre problème majeur est celui de la déforestation : pour mettre en œuvre les infrastructures nécessaires, 1 513 hectares de forêt doivent être déboisées, sans compter les besoins en énergie exceptionnels qui devront être mobilisés (l’équivalent de 20 % de la consommation annuelle de la Guyane pour l’usine de traitement du minerai).

Beaucoup de ruine pour rien ?

Les conséquences écologiques à long terme font craindre le pire à la population guyanaise ainsi qu’aux associations opposées à la compagnie Montagne d’or (CMO). Les résultats financiers espérés du projet laissent songeur. Gabriel Serville, estime en effet que « seulement 1 % des recettes de l’exploitation iront directement aux collectivités locales ». Si cela représente tout de même 56 millions d’euros pour la collectivité locale et 11 millions d’euros pour la commune de Saint-Laurent-du-Maroni, deuxième ville du département français, c’est un résultat qui paraît bien maigre compte-tenu de la quantité d’or estimée qui serait extraite pendant douze années sur le site de la Montagne d’or (6,7 tonnes par an).

De son côté, le conglomérat russo-canadien présente un argument de taille pour un département où le taux de chômage est très important (22,1 % en 2017) : 90 % de l’embauche serait exclusivement locale concernant les 750 emplois directement créés. Cependant, la limite évidente à cette embauche massive de personnel sur douze ans reste la durée limitée de l’exploitation. Comment convertir les emplois lors de la fermeture ? Mystère demeure malgré la CMO qui assure qu’elle pourra transformer les emplois créés afin de les adapter à l’économie de la Guyane. Sur le plan économique, la bouffée d’air frais que permettrait la mine ne laisse pas la place au doute ; avec un taux de chômage aussi élevé, la force de négociation des Guyanais n’est pas très importante, d’autant que la plupart des élus locaux supportent le projet.

Derrière cette colossale exploitation, la CMO bénéficierait d’une subvention issue des fonds publics chiffrée à 420 millions d’euros selon le rapport de la Commission nationale pour le débat public (CNDP). En outre, un crédit d’impôts d’une hauteur de 227 millions d’euros pourrait profiter à la compagnie minière selon le cabinet SRK Consulting. Ce chiffrement a suscité un tollé auprès de la communauté locale pour qui les retombées économiques seraient considérablement amoindries.

Compte-tenu d’un modèle économique d’une stabilité relative, la justification du projet laisse décidément pantois. Dans Libération, le porte-parole de la CMO lui-même reconnaît la vulnérabilité économique du projet, plombé par une « rentabilité négative ».  « Nous devons générer des profits pour nos actionnaires. Si on investit, c’est qu’on attend une rentabilité proche de 30 %. » L’entreprise concède aussi que sa rentabilité s’est dégradée depuis 2015, « car le projet évolue, et évoluera jusqu’à la construction ». Face à ce genre de propos, comment ne pas s’étonner de l’incertitude ambiante qui règne sur la trame économique du projet et de son éventuelle rentabilité ? Loin d’être une comédie shakespearienne, la Montagne d’or semble en effet faire beaucoup de bruit – et de ruine – pour rien… ou pas grand-chose.

Les « garimpeiros », une variable complexe dans la nébuleuse du projet Montagne d’or

Les graves dégâts écologiques déjà causés par les chercheurs d’or illégaux surnommés « garimpeiros » font partie intégrante des inquiétudes suscitées par le projet de la CMO. Face à cet enjeu économique et sécuritaire, les pouvoirs publics agissent. En effet, depuis le mois de février 2008, le ministère des Armées et son opération interministérielle baptisée « opération Harpie » lutte avec la gendarmerie, la Direction centrale de la police aux frontières (DCPAF) et les forces armées en Guyane (FAG) contre les orpailleurs illégaux. Les enjeux géopolitiques méconnus de cette lutte contre les « garimpeiros » sont nombreux : pratique illégale de l’extraction de l’or en Guyane, utilisation de mercure dont l’impact écologique est terrible pour la faune et la flore du département français, violence extrême à l’encontre des forces de l’ordre et de la population… De leur côté, les forces armées sont engagées dans une dynamique de repérage, neutralisation et destruction des sites illégaux d’orpaillage en Guyane. Lutter contre les garimpeiros, c’est maintenir l’autorité de l’État, même au plus profond de la forêt vierge guyanaise et protéger la population vis-à-vis d’individus ultra-violents. Aussi, la destruction de cette activité ô combien néfaste pour l’environnement permet-elle à l’État de garder la main sur une question qui, même dans le cadre d’un projet cadré comme la Montagne d’or, reste très sensible dans cette partie du territoire français.

Du point de vue de la CMO, l’arrivée du projet est une bonne nouvelle à tous les niveaux puisqu’une légalisation de l’extraction d’or aux abords de la réserve biologique de Lucifer Dékou Dékou permettra d’atténuer considérablement la pratique d’orpaillage illégal dans cette partie de la forêt. En effet, c’est notamment l’arrivée d’infrastructures nouvelles avec la modernisation de la piste Paul Isnard ainsi que la construction d’une ligne électrique de 105 km qui facilitera l’accès et le contrôle de la zone pour les forces armées déployées en Guyane. Dans le même temps, le projet qui jouit d’une certaine visibilité médiatique, au moins localement, pose le problème de la richesse de la terre de cette montagne : 82 potentielles tonnes d’or à extraire, une information importante aussi pour les garimpeiros. Le rapport de la CNDP souligne d’ailleurs que si le projet ne se faisait pas, la zone choisie pour installer le site de production deviendra la proie de l’économie souterraine de l’or guyanais ; une perspective sécuritaire et économique peu réjouissante pour le reste de la population.

Plus loin dans le rapport de la CNDP, il apparaît que la CMO n’apportera qu’une solution partielle et temporaire à la concurrence qu’elle exerce de facto face aux garimpeiros. Ces derniers se déplaceront certainement dans des parties encore intactes de la forêt, et qui ne concerne pas simplement la Guyane mais aussi le Suriname et le Brésil, pays limitrophes qui donnent aux orpailleurs des nombreux points d’accès ou de refuge. Penser que le projet Montagne d’or pourra s’inscrire dans un cadre géopolitique et social difficile sans que cela ne pose de problème est une ineptie.

Si les retombées économiques peuvent répondre partiellement aux problèmes de chômage, les limites écologiques et géopolitiques inhérentes à cette partie du territoire français doivent être abordées avec sérieux et prudence, de peur de s’exposer à une nouvelle catastrophe environnementale et sociale comme celle de Baia Mare en Roumanie.

Habiter la terre… ou l’exploiter

En réalité ce qui se joue en Guyane, c’est l’affrontement de deux rapports au monde différents. La polémique autour de ce projet a cet avantage de catalyser les grands enjeux actuels et de mettre en avant deux compréhensions sous-jacentes de notre responsabilité d’homme. D’un côté, semble-t-il, la logique des nombres l’emporte : le projet est évalué en termes de tonnes d’or amassé, de profit chiffré, de nombre de postes créés, du nombre d’années exploitables, du nombre d’animaux à protéger. Les motivations et la balance d’arguments sont bien déterminées par la dimension quantitative. Or, si l’on voit le monde à travers ce prisme, le risque est de ne plus percevoir la singularité des lieux où l’on s’inscrit : et particulièrement de la forêt vierge. Pour le consortium, le sens de la terre qu’ils veulent exploiter est celui du profit : beaucoup d’or est en jeu. Mais quelle différence entre les concessions que Nordgold possède en Russie, au Kazakhstan, au Burkina Fasso ou en Guinée ? Aucune, si ce n’est la rentabilité plus ou moins grande de ces dernières. Le rapport à la terre s’étiole dans une indifférence vis-à-vis de la singularité des lieux : le monde devient une étendue exploitable neutre.

La vision quantitative du monde semble totalitaire, elle ne laisse pas la place à une autre forme d’approche, si ce n’est par défaut (les moyens mobilisés pour protéger l’environnement en Guyane sont secondaires et n’entrent en jeu qu’en dernière instance dans la décision d’exploiter le gisement). Dès lors, un tel rapport au monde est un rapport appauvri, nivelé, affadi. Or, l’homme n’est-il pas celui qui habite le monde ? Et habiter le monde, c’est s’inscrire dans une interaction réelle avec l’environnement singulier qui devient alors, dans cette interaction, familier. Habiter le monde, c’est créer un espace qui ne soit pas neutre, c’est se rendre familier à son environnement : rester attentifs à l’équilibre naturel dans la satisfaction de ses besoins. La logique quantitative ne voit la terre que comme une ressource consommable, l’environnement est sommé de livrer à l’homme les matériaux dont elle recèle. L’approche est donc conquérante et agressive : le réel dans son ensemble rentre dans un processus d’extraction, il est sommé de répondre à l’appel de la disponibilité. Un système cohérent unifie alors le monde : une mise en demeure universelle au cours de laquelle tout est requis comme un fonds disponible. Telle est le paradigme dans lequel s’inscrit, peut-être à son insu, le consortium russo-canadien.

De la prédation à la réception

À cette compréhension du monde comme réalité calculable et consommable s’oppose une attitude d’accueil de la nature qui nous environne. L’évêque de Guyane, Monseigneur Lafont, vivement opposé au projet aurifère, en appelle à une telle attitude :

« La nature n’a cessé d’offrir aux hommes l’eau, le vivre et le couvert, les plantes médicinales et tous minéraux et végétaux prêts à l’industrie humaine. Le tout totalement gratuitement. Nous avons transformé tout cela en économie financiarisée. Là où la gratuité manque, la fraternité se perd. »

Ce dont il est question, c’est de la capacité de l’homme à se constituer en communauté unifiée, et là où les rapports à l’environnement sont des rapports de prédation, les rapports entre hommes ne peuvent qu’être violents, en témoigne la virulence du débat public autour de la question… Nous sommes les premiers perdants de cette approche quantitative du monde puisque, faisant partie du monde, nous sommes nous-mêmes compris comme fonds disponible utilisable (ne parlons-nous pas d’ailleurs de ressources humaines ?). Retrouver un rapport sain à l’environnement, c’est se donner les moyens de constituer une fraternité où autrui ne m’apparaît pas comme fonds utilisable, mais comme personne à part entière qui s’offre à ma responsabilité, et alors je retrouve le sens spirituel de mon être. Monseigneur Lafont ne manque pas à ce titre de rappeler les paroles du philosophe russe Nicolas Berdiaeff : « M’occuper de mon pain est une préoccupation matérielle, m’occuper du pain de mon frère est une préoccupation spirituelle ».

Il n’est pas question de tomber dans une forme d’idolâtrie béate de la nature et d’en faire le parangon absolu de toute valeur. S’il existe aujourd’hui une telle biodiversité en Guyane, il faut bien se souvenir que c’est en partie grâce aux pratiques humaines qui, par la technique agricole du charbonnage, ont permis la création de sols particulièrement riches, nommés terra preta. L’hypothèse a été avancée que l’existence même de la forêt tropicale est due à ces interventions humaines intelligentes. Nous avons quelque chose à apporter à l’environnement et c’est aussi à ce titre que nous devons nous souvenir de notre propre responsabilité humaine face à lui.

S’émerveiller de ce qui est

Le rapport juste à l’environnement nous semble être celui qui consiste à accueillir sa singularité et à retrouver ainsi le sens de l’émerveillement face à cette même singularité. La gratitude venant avec cet émerveillement, il s’agit alors d’établir une rencontre authentique où les besoins mutuels entrent en écho et se répondent respectueusement. Le respect passe d’abord par la prise en compte de l’altérité qui permet la relation : considérer la nature comme notre Autre[1], au lieu de l’enfermer dans nos propres schémas et logiques de consommation. Avec cette écoute mutuelle vient le respect du rythme propre de chacun : le lieu par excellence du conflit entre l’homme et l’environnement, c’est le décalage de rythme entre d’une part une logique de consommation immédiate (« puiser l’or à tout prix au plus vite ») et d’autre part la temporalité longue à laquelle la nature est soumise.

Habitants de la Terre avant d’être consommateurs, nous trouvons avec cette polémique l’occasion de nous réinterroger sur notre propre sens d’être. Un tel sens d’être ne peut se comprendre dans l’isolement d’une conscience solitaire, mais toujours dans la relation à son environnement. Il s’agit de réinvestir la position écologique pour comprendre qu’elle n’est pas un simple engagement politique répondant à une crise, mais plus authentiquement une attitude spirituelle qui nous redonne le sens de notre habitation sur la Terre. Si l’on comprend la poésie comme capacité de voir toute chose nouvelle, alors nous pouvons entendre résonner le vers de Hölderlin : « Plein de mérites, mais en poète, l’homme habite sur cette terre. »[2]

[1]L’environnement répond à ses propres besoins, il a son rythme propre qui ne s’identifie pas forcément à nos schémas humains.

[2]Hölderlin cité par Martin Heidegger, in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 232.

 

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