Marion Messina a signé Faux départ en 2017. Alors que le livre est sorti en poche, Limite est allé rencontrer l’auteur de cette perle littéraire. Portrait d’une baroudeuse sédentaire, libre et incarnée !

La rencontre se déroule dans un café vieilli qui a été préservé du diktat du marketing contemporain. De l’auteure grenobloise émane une joie intense, communicative qui plus est. Marion Messina se dévoile de la plus belle manière : avec sourire, franchise et humour, le tout couplé à une disponibilité de cœur et d’esprit pour son interlocuteur. On décèlerait difficilement une telle félicité chez un Houellebecq, auquel MM est pourtant souvent associée en raison d’une certaine similarité de plume. Écrire n’est vraisemblablement pas l’apanage des désabusés. « Pain au chocolat ou croissant ? », demande le serveur. « Les deux ! On ne vit qu’une fois ! ». La conversation s’annonce sans faux-semblant.

Un rejet sans mépris

Faux départ traite d’un milieu étudiant où les sujets de conversations sont « la cuite passée et la biture du futur ». On passe quelques pages et les hommes y sont décrits comme « abreuvés de pornographie », eux qui voient la femme « comme une marchandise convoitée ». Quant à la classe moyenne, elle y est « déliquescente » et « impatiente de liquider le peu de dignité sociale et intellectuelle dont elle aurait pu hériter ». Cela surprend, et interroge le lecteur. MM serait-elle lassée d’une humanité qu’elle a décidé de détester ? Absolument pas ! À la question « êtes-vous heureuse ? », l’écrivaine indépendante qui n’a pas encore atteint la trentaine répond du tac au tac : « Ah oui, très.  (…) Mais je pense que voir le monde tel qu’il est, éprouver du dégoût, éprouver de la colère, c’est le premier pas vers le bonheur ». La conclusion est sans appel : « Si vous refusez la colère, vous allez finalement vous acclimater à tout, vous allez perdre votre capacité de réfléchir, vous allez perdre votre capacité de révolte ». La colère, celle qui est saine, est une « bénédiction dans une existence » qui nous permet de résister aux grandes vagues que MM redoute : transhumanisme, surveillance orwellienne des comportements, catastrophes écologiques, etc.

À l’abri du chacun-pour-soi

MM entrevoit un danger dissimulé dans le sentiment de révolte : « Le fait d’être en colère vous marginalise. Quand quelqu’un dit « moi j’ai une vie de merde », on va lui dire « va voir un psy », on ne va pas lui dire « je suis d’accord avec toi, moi aussi » et tenter de changer les choses ». Dégoutés, nous courons le risque de nous radicaliser de notre côté, individuellement. C’est ce qui explique l’expansion de la sphère « néo-rurale », que MM a beaucoup approché. Selon elle, cela pose un problème : « Les gens qui pourraient amorcer un changement fuient dans les coins les plus reculés ». MM refuse cet isolement : « Dans un monde qui est nocif à tous les points de vue, et en premier lieu au niveau écologique, la première obligation est de parler ». C’est à travers la communication avec l’autre qu’un authentique changement pourra s’opérer : « Je pense qu’il faut réinvestir la presse, les arts, et puis le bistrot, les amitiés ». Il n’y a pas à négocier là-dessus : « S’il y a une société alternative qui se met en place, elle se mettra en place à échelle d’une société ». Cette volonté de retisser le lien qui nous unit à travers la parole est en quelque sorte l’objectif de Faux départ. « Aujourd’hui des lecteurs me disent :  » finalement je ne suis pas seul, je me retrouve dans ce que vous écrivez « , et c’était ça mon pari : jeter une bouteille à la mer pour qu’un maximum de gens la retrouve. » En définitive, il s’agit donc de s’insurger contre les dérives du système sans jamais quitter le chevet de la communauté humaine. Or c’est précisément ce que MM, porte-parole d’un ras-le-bol citadin, a tenté de faire sa vie durant.

L’expérience parle

Née et éduquée dans la banlieue de Grenoble, MM, à la sortie du lycée, commence et interrompt successivement des études d’anglais, infantilisantes, puis d’économie-gestion, soporifiques. Elle travaille ensuite un temps comme vendeuse en fromagerie, métier qu’elle a adoré. En 2010, à vingt ans, elle s’installe à Paris pour la première fois. Vagabondant d’un appart à l’autre, elle rédige des mails de recrutement pour des ONG afin de faire bouillir la marmite. Elle remplit également des missions auprès du ministère de la Culture. MM mène même une campagne de greenwashing pour Ferrero. Elle parodie d’ailleurs avec humour le ton employé par l’entreprise pour justifier la quantité d’huile de palme contenue dans un pot de Nutella : « Oui, mais c’est de l’huile de palme responsable, on met de la morphine aux orangs-outans avant qu’ils ne brûlent vifs ». Forte de cette expérience, MM est consciente de la difficulté de s’émanciper d’une structure qu’on solidifie malgré nous. Faux départ ne veut pas culpabiliser le lecteur, « mais le faire réfléchir ». Elle est pleinement lucide à ce sujet : « Nous vivons dans un système très fort (…), je pense que ça n’a jamais été aussi compliqué qu’aujourd’hui de se marginaliser et de se mettre en retrait ». Ce ne serait d’ailleurs pas la solution. Il ne s’agit pas de « partir vivre à la campagne avec le RSA », mais d’œuvrer afin d’émanciper nos esprits des manipulations dont ils sont victimes. Une économie de la performance et un langage uniformisé nous contraignent à vivre et nous exprimer en fonction de « scripts » préétablis. Pour permettre à la liberté d’émerger, il nous faut décapsuler les impératifs du type : « On ne fait pas d’enfant quand on n’a pas de boulot fixe ». Chiche !

Vers la vie authentique

Après Paris, des études de sciences politiques menées au Québec, financées en « récurant les chiottes des Starbucks », et un BTS agricole validé en Normandie, MM vit désormais de sa plume. À vingt-huit ans, elle s’affirme « très heureuse dans sa vie ». Elle ne ressent plus de colère, car elle en a « fait quelque chose » : « J’ai retravaillé ma manière de consommer, j’ai changé les relations autour de moi, j’ai changé mes lectures, j’ai arrêté de regarder la télé, de lire la presse classique ». Paisible, MM voit sa grand-mère toutes les semaines, nous enjoint à « être présent pour ses amis, et autrement que sur les réseaux sociaux, autrement que dans des beuveries ». Plus largement, elle nous engage à nous émanciper de l’angoisse matérielle dans le but d’initier un réattachement affectif aux personnes. Car Faux départ n’exprime pas le simple rejet d’un monde dénaturé. Le récit est une ode à la beauté qui réside dans le contact avec l’autre. Aurélie, l’héroïne, est amenée à faire l’expérience du beau à travers le corps de Alejandro. Non pas parce que celui-ci répond aux standards physiques majoritairement véhiculés, au contraire, mais bien parce qu’il suscite en elle une passion profonde. Lorsque MM détaille la sensualité qui émerge entre les amoureux, elle la sublime. Dans ce domaine intime, la situation sociale ne hiérarchise plus : « Aurélie a découvert la beauté non pas par l’éducation de ses parents, mais par l’amour qu’elle a pour un homme ».

Un défi réussi

À la fois révoltée contre les hypocrisies de notre temps et animée par une vision optimiste de la nature humaine, MM souhaitait qu’à travers Faux départ « des gens que je ne connais pas et qui ressentent la même chose que moi, voient qu’ils ne sont pas seuls ». Pari gagné : nous sommes là. MM ne déplace pas avec elle une odeur de tabac collée à un physique d’ascète.Elle n’arbore pas un look surtravaillé. Elle veut être aux côtés de ceux qui lui ressemblent : « Je voulais dépeindre la France que je connais, que je ne retrouve nulle part, ou alors dans les livres d’Édouard Louis, c’est-à-dire que je ne la retrouve pas ». Elle transporte où qu’elle aille son côté « prolo » qu’elle revendique, sa culture « bourgeoise » issue de son éducation et la sensibilité esthétique que ses parents lui ont transmise. « L’endroit où vous naissez ne vous quitte vraiment jamais ».