Nous rencontrons Marcel Gauchet dans son bureau chez Gallimard, dans le VIIe arrondissement parisien. La fenêtre est ouverte, et donne sur un jardin où fleurissent des petits troupeaux de pâquerettes. Il fait beau, les murs sont tapissés de livres, et Marcel est d’humeur joviale. Il rit beaucoup, s’exclame, et prend les choses avec une bonhomie distante, un peu à la façon de ses livres, qui décrivent l’apocalypse individualiste avec une inéluctabilité sans tragique. Dans Le Nouveau Monde, le tome IV de sa somme sur l’avènement de la démocratie, il raconte la dernière étape de la modernité qui s’est soldée dans les années 1970 par l’apparition de la mondialisation, et la reconnaissance effective que nul transcendance ne pouvait plus guider la politique. Philosophe, historien, sociologue, Marcel Gauchet est une intelligence complexe qui décrit avec patience et minutie les ficelles qui sous-tendent un monde branlant auquel on ne comprend plus rien. Allergique aux idéologues, il se contente de dresser le constat passionnant des apories de l’Occident, nous faisant prendre conscience du processus dans lequel nous sommes prisonniers. Pour mieux nous échapper ?

Entretien réalisé par Max-Erwann Gastineau et Eugénie Bastié.

Dans votre dernier livre, vous parlez de l’avè­nement d’un « nouveau monde » débarrassé du « noyau secret de la transcendance ». Sous quels aspects se déploie ce nouveau monde ?

L’avènement de ce « nouveau monde » n’est ni un accom­plissement, ni une apothéose. Il résulte d’une implosion silencieuse qui a brouillé tous les repères sur lesquels les acteurs que nous sommes fondaient leur rapport au mon­de, qu’il s’agisse des rapports entre la société et le pouvoir, des relations entre les individus et le pouvoir ou du lien entre passé, présent et avenir. D’où le fait que nous soyons aujourd’hui désemparés, pris de vertige face à l’insaisissa­ble qui semble plus que jamais caractériser notre temps.

On me reproche assez mon « idéalisme » ! Je parle d’un détonateur économique, pas d’une causalité, étant entendu que la transformation qui s’enclenche à ce moment-là est d’un ordre structurel qui déborde infiniment la sphère économique. Mais ce que je récuse tout autant, c’est l’explication par mai 68, clé de lecture paresseuse d’une droite ignare.

Peut-être l’aspect le plus déconcertant de ce nouveau monde est-il le changement du rôle et du statut du politi­que dans la société. Nous n’entendons plus que le politi­que nous commande, qu’il ordonne d’en haut les canons de notre organisation collective. Nous affirmons vouloir fai­re sans lui, pouvoir nous passer de lui. Curieux paradoxe à l’heure où celui-ci n’a jamais été aussi présent dans tous les rouages de nos vies et sollicité de toute part, notamment par ses propres contempteurs. C’est un changement prodi­gieux : le politique n’est plus au-dessus de la société, il en est l’infrastructure. Il est passé aux antipodes du lieu qui était le sien depuis 5000 ans ! On conçoit que cela trouble.

À quand remonte ce basculement ?

Une implosion comme celle-là requiert un détonateur qui déclenche le mouvement, lequel, de proche en proche, finit par tout renouveler. Ce détonateur a été le choc pétrolier de 1973, qui a obligé à réviser de fond en comble notre modèle économique, en mettant les échanges avec l’ex­térieur au poste de commandement. Le nouveau monde, c’est donc d’abord la Mondialisation ; cette vaste reconfigu­ration des rapports entre l’Occident et le reste du monde, marqué par l’émergence de nouveaux pays industriels, comme le Japon en premier lieu et tant d’autres à sa suite.

En écho à l’école marxiste, vous faites de l’éco­nomie le réacteur des sociétés humaines, et donc du choc pétrolier un élément bien plus impactant que le choc culturel des années 1960-1970…

Pardonnez-moi, mais s’il y a un critique radical de l’écono­micisme marxiste, c’est bien moi ! On me reproche assez mon « idéalisme » ! Je parle d’un détonateur économique, pas d’une causalité, étant entendu que la transformation qui s’enclenche à ce moment-là est d’un ordre structurel qui déborde infiniment la sphère économique. Mais ce que je récuse tout autant, c’est l’explication par mai 68, clé de lecture paresseuse d’une droite ignare. De grâce, libérez-vous de ce cliché simpliste ! La crise de 68 était à deux faces. Elle associait un vieux révolutionnarisme avec un nouveau libertarisme. Mais pour que celui-ci l’emporte et prenne l’ampleur d’un phénomène social global, il a fallu la dissolution de l’illusion révolutionnaire, et cette liquidation, c’est le nouveau monde auquel le choc pétrolier a ouvert la voie qui l’a opérée. Cette page une fois tournée, la culture individualiste-hédoniste qui restait le fait d’une étroite avant-garde a pu gagner progressivement la société toute entière. S’ouvre une période dans laquelle les conserva­teurs ne savent plus quoi conserver et les révolutionnaires quoi détruire ; d’autant plus qu’à cette crise s’accumulent les effets de la décolonisation et de l’occidentalisation du monde, qui engendrent un nouvel espace social globalisé, vecteur de profondes transformations culturelles.

La remise en cause de l’État comme agent régu­lateur de l’économie est pourtant postérieure au délitement des institutions traditionnelles qui structuraient l’ancien monde, comme la famille. Ne doit-on donc pas voir la crise économique des années 1970 comme le prolongement logique d’une crise plus profonde, sociétale, existen­tielle ?

Je ne le pense pas. Distinguons avec soin les aspirations utopiques, à valeur confusément annonciatrices, des condi­tions réelles dans lesquelles les transformations ont lieu. La remise en question de la famille et de l’autorité en géné­ral dans les années 1960 est culturellement importante, mais ne débouche que sur des changements limités dans la société. Mai 68 a de ce point de vue échoué dans son ambition radicale, ne faisant qu’entretenir le mythe d’une société délivrée de toute verticalité (dans l’école, la famille, etc.). Concrètement, c’est l’acception nouvelle de la notion des droits individuels qui s’est imposée à la faveur de ce que j’appelle « le second moment des droits de l’homme », après 1975, qui va asseoir la suprématie de l’individu sur les structures sociales héritées du passé. Le nouveau monde était inimaginable pour les soixante-huitards.

Face au triomphe de l’individualisme, vous faites le constat d’un retour du religieux et des particularismes identitaires. Sont-ce des résidus de l’ancien monde, appelés tôt ou tard à dispa­raître, ou, à l’inverse, des protagonistes à part entière du monde qui vient ?

Ne confondons pas les données réelles du processus qui met en crise les institutions traditionnelles et le fan­tasme d’un monde indéterminé, où il n’existerait plus que des individus tenus par le droit, le contrat et le marché. Derrière la Mondialisation et les illusions de perspective qu’elle entretient, il y a une réalité fort différente : le triomphe partout dans le monde des États-Nations ; États qui, du fait de leur interconnexion croissante, cherchent à affirmer leurs particularités nationales. Nous sommes donc en train d’assister à la revanche de ce que l’idéologie a oublié : les hommes vivent et entendent continuer à vivre dans le cadre de frontières nationales.

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