Pour fonder une nouvelle espérance post-libérale, sans laquelle on ne parviendra pas à détruire l’anneau de la démesure, il n’y a pas de meilleur modèle que les Hobbits. Nouvelle démonstration par Philippe de Roux.

La recomposition politique à l’œuvre en France est l’occasion d’une grande mise en lumière, celle d’un choix de vision du monde. Alors que sur le fameux « ruban de Moebius » de Jean-Claude Michéa, les postures politiques factices et les faux-semblants ont été effeuillés jusqu’à l’os, ne reste au fond que la question la plus irréductible : dans un monde fini, limité, la recherche du bonheur des uns nécessite-t-elle que d’autres en payent le prix ? « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » prétend le dicton populaire, manière de justifier depuis la nuit des temps le meurtre d’Iphigénie pour le prix du vent ou la loi d’airain des « enclosures », pour les besoins de main-d’œuvre à bas prix de la société libérale et industrielle naissante en Angleterre. Cette justification va chercher loin dans notre inconscient : celle d’une peur primaire de manquer, une inquiétude tapie au fond de nos cœurs blessés, et qui porte à croire que le gâteau ne satisfera pas tout le monde. « Gollum, Gollum » ! Au final, derrière les voiles pudiques et les mythes justificateurs, dont le dernier en date est celui du « ruissellement », l’histoire se répète et montre que la surconsommation ou les désirs illimités des uns se fait toujours par le « sacrifice » des plus vulnérables qui en paient le prix. 

Au final, derrière les voiles pudiques et les mythes justificateurs, dont le dernier en date est celui du « ruissellement », l’histoire se répète et montre que la surconsommation ou les désirs illimités des uns se fait toujours par le « sacrifice » des plus vulnérables qui en paient le prix.

Depuis 60 ans, trois courtes générations, la société de consommation prétend répondre massivement à tous les manques, élargissant toujours plus le champ de la marchandisation. Et pourtant, comme le confiait Jean Vanier dans un entretien à l’équipe de Refondation, la peur de perdre nous tenaille comme jamais. En toile de fond persiste la croyance que la lutte pour la vie et la création de la valeur économique, vont nécessairement laisser des personnes sur le bord de la route, qu’il faut s’adapter à cet ordre du monde de « destruction créatrice » qui nous dépasse. S’il est évident que le prix à payer, ou l’adaptation, ont toujours été le langage des élites dominantes, celles qui prennent aujourd’hui des avions chers pour une « planet great again », il peut véhiculer en apparence certaines valeurs positives, comme le goût du risque ou du dépassement, et tel l’aspirine, guérir quelques maux de tête superficiels. Mais l’aspirine peut aussi renforcer notre aveuglement. Aujourd’hui, notre pays et l’Europe toute entière souffrent d’un grave cancer, dont le symptôme le plus évident est l’atomisation des liens, et sauf en quelques rares oasis, la montée vertigineuse des souffrances liées au manque de sens et à la solitude.

De manière paradoxale l’avènement d’une conscience globale, la « noosphère » prophétisée par Teilhard de Chardin, et les informations provenant des quatre coins de la planète, conduisent les opinions publiques à percevoir, comme instinctivement, que si rien ne change, il est désormais possible que l’humanité coure à sa perte. Les projections les plus réalistes tablent désormais sur un réchauffement catastrophique de 4° de notre planète d’ici la fin du siècle. Trois mois après le typhon Haian aux Philippines en 2013, j’ai pu en prendre la mesure en contemplant les dégâts de vents, ayant soufflé à des vitesses inédites de près de 400 km/h, et devant l’effroi encore palpable dans les yeux des rescapés. Dans le même temps, une 6ème extinction massive des espèces est à l’œuvre, sorte de grande fatigue de vivre touchant des créatures aussi communes sous nos latitudes que les abeilles ou les moineaux. Culture de la performance et du rebut, mur de la dette, capitalisme financier et spéculatif, les conditions de survie de la société de consommation de masse sont simplement intenables. Cela commence à se savoir, largement, en particulier chez les classes populaires, les premières touchées par une crise sans fin, et les jeunes générations, qui en ont vu les conséquences sur leurs propres parents, et désirent autre chose.

Culture de la performance et du rebus, mur de la dette, capitalisme financier et spéculatif, les conditions de survie de la société de consommation de masse sont simplement intenables.

Mais comme tout drogué sous addiction, le sevrage nécessaire semble une épreuve et un renoncement trop douloureux. « Nous sommes en ce temps qu’évoquait Tite-Live où rien n’est plus possible parce que « nous ne pouvons supporter ni nos maux ni leurs remèdes », disait Ellul. D’où l’illusion euphorisante d’un retour à la verticalité, à l’autorité de « ceux qui savent », pour tenter, une dernière fois, de sauver ce système lépreux. Le régime chinois en est la plus parfaite illustration, après avoir fait sauter toutes les barrières éthiques sur le corps humain, pour tenter de gagner la Guerre des Intelligences et imposer son libéralisme autoritaire. Derrière les images conquérantes, le prix à payer pour les plus vulnérables y est vertigineux, les souvenirs du « Grand Bond en Avant » et de la « Révolution Culturelle » ne servant d’alternative repoussoir que pour justifier cette impasse. Dans une moindre mesure, cette ultime tentative de guérison verticale de la « société liquide » par toujours plus de liquéfaction, imposée par les élites dominantes aux gueux démondialisés, relève de la même croyance magique et désespérée pour se maintenir. Comme le dit Eugénie Bastié résumant Jean-Claude Michéa : « le libéralisme repose sur un pessimisme anthropologique : l’homme ne peut être mû par autre chose que par l’intérêt, mais aussi sur un optimisme social : par le concours miraculeux de la main invisible ces intérêts particuliers s’harmonisent ». Avec ce retour de l’autoritarisme à différents degrés dans plusieurs pays, nous sommes plutôt entrés dans l’ère du pessimisme anthropologique, l’optimisme social en moins…

Susciter une nouvelle espérance post-libérale est désormais l’enjeu essentiel qui doit fonder le futur projet de société dont dépend notre survie. 

Susciter une nouvelle espérance post-libérale est désormais l’enjeu essentiel qui doit fonder le futur projet de société dont dépend notre survie. Elle est un « choix métaphysique » simple, une sorte de pari : dans un monde fini, limité, la recherche du bonheur de chacun ne nécessite pas que d’autres se sacrifient. Gandhi le résumait ainsi : « il y a assez de tout dans le monde pour satisfaire aux besoins de l’homme, mais pas assez pour assouvir son avidité ». Pas nécessaire pour cela de traire le lait de maigres vaches ou de dormir sur des paillasses humides quand on sait que 50 % de la nourriture produite n’est pas consommée. La jouissance profonde, vraie, pure, est possible en dehors de la société de consommation de masse, ne serait-ce que parce que nous sommes des êtres de relations, et que les développements sont infinis en ce domaine, sans le recours à des technologies coûteuses. Cette espérance est aussi le fruit d’une cohérence, d’une écologie humaine, et d’un discernement fin de toutes les conséquences payées par les plus vulnérables, tant dans les domaines éthiques qu’économiques, et qu’il faut mettre en lumière avec lucidité.

Dans le champ économique, des expérimentations nouvelles montrent qu’il est possible de s’affranchir du prix à payer que constituent trop souvent la pollution ou la pression démesurée sur les travailleurs.

Dans le champ économique, des expérimentations nouvelles montrent qu’il est possible de s’affranchir du prix à payer que constituent trop souvent la pollution ou la pression démesurée sur les travailleurs. Tel est l’enseignement d’une nouvelle théorie économique, élaborée par le chef économiste et directeur du think tank Catalyst du groupe Mars, Bruno Roche, en collaboration avec l’université d’Oxford : the economics of mutuality. Ce nouveau modèle en rupture a été étudié et expérimenté dans des entreprises du groupe depuis une dizaine d’année en Europe, en Afrique et en Asie. Les résultats sont édifiants : si l’entreprise investit selon un prisme non financier, mesuré par des indicateurs non monétaires, mais normés et homogènes, dans son environnement social, local, la richesse globale produite est supérieure, et la rentabilité financière plus élevée, y compris à court terme. Voilà un contre-modèle cinglant au postulat énoncé par Milton Friedman et l’école de Chicago au début des années 70 selon lequel la rentabilité financière assurerait le bien-être, la seule responsabilité sociale de l’entreprise étant en conséquence la maximisation des profits au bénéfice des actionnaires. Cela nécessite de s’affranchir de la tyrannie des rendements de court terme, ce à quoi une entreprise familiale est souvent plus à même de résister, et repose la question de la nature de ses « propriétaires ». Un autre exemple est évocateur : les 800 milliards de dollars utilisés pour la guerre en Afghanistan par les Américains correspondent à la somme nécessaire pour régler les questions d’eau et d’assainissement dans les périphéries urbaines précaires du monde entier, tout en assurant 30 ans de travaux et des impacts économiques et sociaux incalculables. Nous sommes loin du « there is no alternative » et de rêves de hippies.

Jeter l’anneau de la démesure dans la lave du Mordor nécessitera une énergie collective sans précédent, une espérance un peu folle. 

La mise en œuvre politique se fera quand une masse critique de hobbits accédera aux leviers de l’autorité. Ou quand ceux qui y sont déjà le deviendront : on ne naît pas hobbit, on le devient. Seuls ces « gens aux goûts simples » peuvent porter « l’anneau » et réunir « les conditions de ce que l’anthropologue Marcel Mauss appelait le «paradigme du don», soit le triptyque «donner-recevoir-rendre» pour reprendre les mots d’Eugénie Bastié. Ce qui est pour eux une manière et un art de vivre doit devenir le moteur d’une action politique refondée. Jeter l’anneau de la démesure dans la lave du Mordor nécessitera une énergie collective sans précédent, une espérance un peu folle. D’autant que le rapport de force semble d’emblée très inégal dans un nouveau monde où les « entreprises, financiers et riches philanthropes se considèrent comme plus légitimes et plus efficaces que les Etats pour conduire les affaires du monde, y compris pour sauver la planète, comme la mise en scène du One Planet Summit nous l‘a spectaculairement rappelé», notait Pierre-Yves Gomez. Et qu’elles assument, au nom d’une meilleure efficacité, l’optimisation fiscale, sorte de droit de retrait, privant de moyens les institutions publiques. Il est bien évident qu’au jeu de la verticalité, les hobbits seront toujours perdants. C’est en grignotant patiemment les pieds d’argile de ces colosses mondiaux, notamment par notre manière de consommer, par une capillarité horizontale, et enracinés dans une « slow politics » qui retissera des liens à tous les niveaux, qu’émergeront les futurs leaders venus du « Shire ». Faudra-t-il que certains hobbits en payent le prix eux-mêmes, librement, dans les pas de Roberto Saviano, Rigoberta Menchu, Oscar Romero et de tous les anonymes pour qui « l’Espérance consiste à faire de l’histoire quand il n’y a plus d’histoire possible » (Ellul) ? Dans cette adversité partagée, nous espérons que la non-violence sera contagieuse. L’histoire ne fait que commencer…


Philippe de Roux
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