Chaque samedi, nous vous proposerons désormais  le compte-rendu d’un livre important. Aujourd’hui l’épineuse question de l’énergie, vue par trois historiens. Par Frédéric Dufoing.

Écrite par Jean Claude Debeir (historien de l’économie), Jean-Paul Deléage (physicien et historien des sciences) et Daniel Hémery (historien spécialiste de l’Asie) et publiée en 1998 puis remise à jour en 2013, Une Histoire de l’énergie est un ouvrage fondamental à plus d’un titre. D’abord parce qu’il complète les diverses histoires de l’environnement qui ont foisonné durant les trente dernières années et réintègre dans l’histoire des hommes, en sus de la nature, des faunes ou des écosystèmes, ce qu’il faudrait appeler les interfaces entre l’environnement et la vie humaine, c’est-à-dire les modes de captation et de transformation de l’énergie. Mieux : il analyse le processus par lequel la nature se trouve au coeur de l’activité humaine, et plus seulement les conséquences du travail opéré sur elle.

Ensuite parce que sa perspective synthétique et transculturelle, qui part de la préhistoire et finit de nos jours, provoque une très saine mise en abîme de notre situation et de nos problèmes actuels, tout autant qu’elle permet de comprendre le caractère inédit de l’ère industrielle, et plus spécifiquement du système économique basé sur les énergies fossiles et, dans une moindre mesure, sur le nucléaire.

Enfin, il pointe (nécessairement) l’importance de la technique – même s’il lie constamment la question technique aux seules questions économiques et, quoique avec moins d’insistance, politiques, oubliant les phénomènes religieux, esthétiques, moraux et même, finalement, scientifiques.

Les auteurs montrent que les convertisseurs – les moyens par lesquels l’énergie solaire est transformée en énergie utile pour la production  – forment des systèmes qui sont rarement homogènes (plusieurs types de convertisseurs sont au moins connus, sinon articulés ou contemporains), et surtout ont des exigences et des limites. Par exemple, l’agriculture de rizière nécessite une grand main d’oeuvre, donc une certaine logique d’accroissement démographique, que son rendement permet, mais qui est limité par l’espace;  les systèmes agricoles antiques basés sur des canaux, donc de grands travaux, impliquent des Etats centralisateurs; les systèmes basés sur les moulins à vent et à eau sont tributaires des aléas de la nature et sont des outils de luttes sociales; les systèmes de production de la modernité pré-industrielle dépendent des ressources en bois et, entre déforestations agricoles, demandes croissantes en bois de chauffage et en bois d’industrie, les problèmes d’approvisionnement se font vite sentir, etc.  Entre aussi en compte le facteur spatial, c’est-à-dire la situation des activités économiques ainsi que les capacités et le coût d’acheminement des matériaux. Ainsi les auteurs soulignent-ils que, plus que le transport par route à l’aide d’animaux de trait, les bateaux à voile sont longtemps restés le meilleur moyen d’acheminer ces matériaux (c’est l’un des facteurs qui expliquent l’avance industrielle de la grande Bretagne).

Tous ces systèmes arrivent à des blocages, sans d’ailleurs que les auteurs soient (c’est le principal reproche que l’on peut leur faire) très clairs sur le fait que ces blocages sont accidentels ou non, et sur le faisceau de causalités qui les amènent. Car ce qui manque cruellement dans leur raisonnement, c’est le rapport entre l’exploitation des énergies et leurs usages (agriculture, industrie, vie domestique, transport, etc.), c’est-à-dire la logique des besoins et des nécessités culturelles. Existe-t-il ou pourrait-il exister, au sein de chaque système, un moment d’équilibre entre les ressources et les usages, une sorte de climax environnemental des activités humaines, un moment où les besoins d’une population ne dépasse pas les ressources ? Et la distribution des biens au sein de la population, autrement dit, les inégalités, jouent-elles un rôle dans les déséquilibres, donc le basculement vers de nouvelles ressources et un nouveau système d’exploitation de la nature ?

Il est d’autant plus étonnant que les auteurs n’insistent pas sur ces questions que la conclusion des auteurs est un plaidoyer pour une forme d’éco-socialisme et que les derniers chapitres de l’ouvrage sont consacré à notre système, basé sur les énergies fossiles et qui est de loin le plus absurde puisqu’il aura tenu bien moins longtemps que n’importe quel autre, qu’il aura amené des problèmes environnementaux et sociaux non plus régionaux mais globaux et que la dynamique qu’il aura permis n’offre aucune alternative, surtout pas le nucléaire. En effet, comme l’ouvrage le démontre de manière détaillée, le nucléaire cumule plusieurs énormes défauts : un risque d’accidents d’une ampleur jamais égalée, (surtout s’il tend à suppléer les énergies fossiles), une concentration du pouvoir capitalistique, technocratique et étatique rigoureusement antidémocratique, des « combustibles » dont les réserves ne sont pas infinies et une pollution à la fois dangereuse et durable.

Quant aux énergies « alternatives » (éolien, photovoltaïque, etc.) ou basées sur la biomasse, soit elles exigent elles aussi des minerais rares et parfois polluants, et sont de toute façon devenues la chasse gardée des multinationales jadis vouées aux énergies fossiles, soit elles nuisent à l’agriculture de survie.

Une autre information importante – mais qui n’est pas non plus explicitement traitée  – surgit à la lecture de l’ouvrage : plus les systèmes énergétiques écartent l’effort musculaire et les exigences quotidiennes (aller chercher du bois pour le feu, moissonner, s’occuper des animaux de trait, attendre l’arrivée des transports, puiser de l’eau, etc.), plus l’activité humaine devient déréalisante, passe à côté de ses limites matérielles, ce qui permet la frénésie consumériste de notre ère. Et si, comme concluent les auteurs, c’est bien pour l’essentiel une réduction drastique de cette consommation d’énergie (donc de la consommation tout court) dans le monde industriel qu’il va falloir organiser et penser pour en finir avec le système des énergies fossiles (et nucléaire), on frémit de penser que c’est sans doute à partir de l’énergie musculaire des bêtes et des hommes que les industries (en l’occurrence biotechnologiques) vont sans doute opérer la prochaine révolution énergétique… Les auteurs transhumains y pensent déjà. La science fiction aussi (un exemple parmi d’autres : La Fille automate, de Paolo Bacigalupi). Un signe des temps, sans doute…

Jean Claude Debeir, Jean-Paul Deléage, Danierl Hémery, Une Histoire de l’énergie, Flammarion, 2013, 592 pages