« Comment redonner du sens au mouvement de nos vies ? Comment retrouver le sens de l’homme dans une orientation qui puisse échapper de nouveau à la fluctuation de toute chose ? » Telles sont les deux questions, brûlantes, qui ouvrent Demeure, le nouvel essai de François-Xavier Bellamy (Grasset, 271 p., 19 €).

Déploiement et crise de l’idée de mouvement

Nous sommes à l’heure de la mondialisation, de la croissance des échanges, de l’accélération du rythme de vie, bref nous sommes à une époque dont « mouvement » est le maître-mot. Le problème de cette situation peut être posé à partir de la polysémie du mot « sens », à la fois orientation et signification. Sans orientation, l’homme n’a plus de signification. Le problème n’est pas le mouvement, mais son absurdité : un mouvement qui n’a plus ni origine ni finalité, est mouvement pour lui-même, c’est-à-dire mouvement insensé[1]. Se réapproprier le mouvement de nos vies pour leur redonner du sens : c’est l’objectif que se fixe Demeure.

Pour réaliser cet ambitieux projet, Bellamy débute, en historien des idées, par une généalogie de la modernité par le prisme de la question du mouvement. La modernité se caractérise doublement, comme un certain moment historique et une certaine conscience du monde. Ainsi, elle est, selon lui, inaugurée par la révolution galiléenne, c’est-à-dire la rupture avec la conception aristotélicienne d’un mouvement finalisé et l’affirmation du changement comme loi fondamentale. Depuis le champ de la science physique, elle se déploie ensuite dans le domaine anthropologique et éthique. Le mouvement, de fait, devient valeur, avec notamment Hobbes et Montaigne. De même que le monde se définit physiquement par le mouvement perpétuel, la vie humaine est passion de l’activité, du mouvement, du divertissement (Pascal). L’homme ne court plus vers un objectif déterminé stable, une finalité (Aristote) ; il court pour courir. Triomphante dans la science, l’idée de mouvement pénètre la conscience humaine, avant de devenir purement et simplement une norme, un impératif, le commandement nouveau de la modernité. Cet impératif du mouvement, de la nouveauté, de l’actualité, a ainsi imprégné tous les champs de la société, aussi bien l’art que l’économie, la politique comme le sport, etc.

En cela, la critique nietzschéenne de la religion – dénoncée comme disqualification du présent et exaltation d’un au-delà illusoire conçu comme échappatoire – s’applique aisément au progressisme.

Après une phase descriptive, Bellamy s’attaque, en philosophe, à la logique du progrès. Le « progressisme » est défini comme un optimisme de principe, une ferme croyance que demain sera meilleur qu’aujourd’hui. Mais il en faut peu pour s’apercevoir que cet optimisme ne peut être autre chose qu’un nihilisme : comment en effet croire que le « non-encore être » puisse être meilleur que l’être, le « déjà-là », le présent, sinon en dévaluant ce dernier ? Comment croire qu’on a tout à gagner à l’avenir, à moins de considérer n’avoir rien à perdre au présent ? En cela, la critique nietzschéenne de la religion – dénoncée comme disqualification du présent et exaltation d’un au-delà illusoire conçu comme échappatoire – s’applique aisément au progressisme. Le progressisme se trouve être le fruit du ressentiment, de l’incapacité à se contenter de ce qui est et à l’aimer.

Politiquement, cette logique progressiste nous met face à l’alternative : avancer ou rester sur place – ou, dit en termes macroniens, « le nouveau clivage est entre progressistes et conservateurs ». Mais cette alternative est profondément fausse en ce qu’elle présuppose une vision téléologique de l’histoire, un progrès inéluctable et déterminé, un avenir écrit d’avance. On ne peut que s’étonner du paradoxe que constitue un tel déterminisme dans une époque largement placée sous le signe de la liberté. La conséquence politique de la vision progressiste de l’histoire est la réduction de la politique à la technique. Puisqu’il ne s’agit plus de fixer des fins bonnes et justes et de chercher les moyens de les réaliser, mais seulement d’« adapter sa manière d’agir aux particularités de son époque » (Machiavel, Le Prince, XXV), la raison politique est une raison calculatoire, l’État une « start-up nation », et le seul critère sera l’efficacité, « l’adaptabilité » aux nouveautés. Et malheur à l’État qui ne se mettra pas « en marche » et qui ne suivra pas la route déjà tracée du progrès – économique, social, « sociétal » –, car il sera distancé, dépassé, ruiné, fini, enterré (qu’on n’en doute pas, ce sophisme nous sera servi à volonté, et même au-delà de la satiété, aux prochaines élections européennes.) En réalité, rappelle Bellamy, l’histoire est indéterminée, elle est le produit de l’agir de nos libertés. Et c’est précisément cette indétermination même qui fonde le politique en tant que réponse aux questions que l’homme se pose, individuellement et collectivement, lorsqu’il fait face à l’avenir et n’abdique pas de sa liberté. Ces questions, les questions politiques par excellence, sont : que faire ? Où aller ?

Une autre erreur de la conscience moderne est l’oubli de sa qualité d’héritier. Ici, Bellamy étend en quelque sorte le diagnostic sur lequel se fondait les Déshérités, à savoir celui d’une crise de la transmission, corrélative d’une volonté de transformation de toute chose. Mais vouloir tout changer, c’est oublier la richesse et la complexité du réel, ainsi que nos propres conditions de possibilité. Si nous vivons aujourd’hui avec les moyens matériels et spirituels qui sont les nôtres en Occident, ce n’est que parce que des générations et des générations ont, au fil des siècles, à leur rythme, tissé une société viable et habitable. C’est de ce fonds commun, qui nous paraît évident, mais qui est en réalité le fruit miraculeux d’un temps qui nous dépasse, que l’homme moderne, tout à son hybris prométhéen, voudrait faire table rase. Mais la destruction est bien plus rapide que la construction : c’est ce que Bellamy rappelle sur de belles pages consacrées à la crise écologique sans précédent que nous vivons.

L’objectif est de sauver la possibilité du mouvement, qui se trouve justement menacé, paradoxalement, par sa propre absolutisation.

Que propose Bellamy ? Il renvoie dos-à-dos le progressisme et le passéisme en tant que deux faces d’une même conception téléologique et linéaire de l’histoire. L’objectif est de sauver la possibilité du mouvement, qui se trouve justement menacé, paradoxalement, par sa propre absolutisation. En effet, si tout est en mouvement, tout se retrouve, par un renversement dialectique, immobile. Il n’est pas de véritable progrès sans un terme fixe qui donne sens et valeur au mouvement.

La poésie comme humilité et louange

Comment en est-on arrivé à une conception aussi absurde du mouvement ? Il y a de quoi s’étonner d’une telle inconséquence de la pensée, si on ne saisit pas que la modernité n’est pas qu’une position théorique et abstraite, mais une absolutisation – en cela erronée – d’une position existentielle, concrète, de l’homme. Il y a un certain crédit à donner à la passion moderne pour le mouvement : en moi est effectivement inscrit un désir de liberté absolue, qui va de pair avec une farouche crainte de tout ce qui engage et limite ma volonté. Heidegger caractérise ainsi la modernité par cette « volonté de volonté » (« Dépassement de la métaphysique », in Essais et conférences), c’est-à-dire la volonté de ménager à ma volonté, par le moyen de la technique, un espace dans lequel elle peut se mouvoir librement, sans entrave. Dès lors, les limites politiques, sociales, mais aussi sexuelles et spatiales doivent être abolies. Toute résistance du réel, toute pesanteur, en particulier celle du corps, est intolérable et doit être supprimée, le plus vite possible, c’est-à-dire dès que la technique le permettra. Mais supprimer la consistance des choses, pour qu’elle ne me résiste plus, c’est aussi perdre l’extraordinaire richesse de la réalité. La volonté, qui ne veut que se mouvoir davantage et qui ne s’engage jamais pour ne pas être prisonnière – d’une terre, d’une famille, d’un groupe, d’un autre être humain –, finit par ne plus rien goûter de la réalité, par se lasser de toute chose. Le désir de jouissance illimitée et d’exploration incessante du nouveau s’achève en frustration perpétuelle. Face à cette fatigue de la réalité et de la vie – qui transparaît magnifiquement chez Baudelaire et son « spleen » –, nous ne pouvons que réaffirmer la bonté de la vie. Je dis bien affirmer, car la valeur de la vie ne peut être démontrée, et Bellamy laisse au lecteur le soin de répondre librement à cette question fondamentale. Son point à lui est d’exposer en quoi la mobilité absolue est une négation de la vie. Et c’est pourquoi le transhumanisme, voulant atteindre l’immortalité, n’atteint que la mort.

Le désir de jouissance illimitée et d’exploration incessante du nouveau s’achève en frustration perpétuelle. Face à cette fatigue de la réalité et de la vie (…), nous ne pouvons que réaffirmer la bonté de la vie. Je dis bien affirmer, car la valeur de la vie ne peut être démontrée (…).

Demeure procède par approfondissements successifs, qui sont autant d’analyses des différents visages que prennent la modernité et sa passion pour le mouvement. C’est pourquoi Bellamy n’élude pas non plus la question du capitalisme. Reprenant l’analyse marxienne, il expose la contradiction du marché dans son régime capitaliste : le marché est ce par quoi s’échangent des biens, il est naturellement un moyen ; mais il a été érigé en fin – et c’est ce qu’on appelle le capitalisme ; dès lors, toute chose est appelée à être marchandisée, c’est-à-dire réduite à une quantité d’argent, relativisée aux autres choses ; mais alors, toute chose s’équivaut et plus rien n’a de valeur, puisque le marché n’a plus d’extériorité qui le fondait et lui conférait de la valeur. Détachée de la réalité, de la valeur d’usage, la croissance devient sa propre mesure, ce qui est proprement absurde.

En dernier lieu, l’ultime radicalisation à laquelle procède Bellamy le mène à penser la modernité comme numérisation du monde, depuis le primat cartésien de la mathesis universalis, qui pose que le monde est réductible au nombre. Mais c’est oublier que le nombre dit la quantité, non la qualité, et partant, il dit le mouvant, non l’être, l’accidentel, non l’essentiel. Donner toutes les statistiques possibles et inimaginables sur une personne ne permettra jamais de saisir son essence, ce qu’elle est profondément, ce qu’elle a de singulier et donc d’aimable. L’outil dont dispose l’homme pour dire ce singulier est le langage. S’ensuit un éloge du langage et même une pressante invitation à le sauver. Cela ne signifie pas, bien sûr, que le langage soit à même de dire adéquatement et exactement l’être. Mais l’irréductibilité du réel à la pensée – intolérable à la conscience moderne – ne doit pas nous décourager de l’effort, propre à la littérature, pour traduire le réel, dans son infinie richesse, en mots.

Les dernières pages de Demeure, de très haut niveau, exposent une thèse originale pour nous, enfants de la technologie : l’urgence politique est en réalité poétique. La poésie est en effet cette attitude d’humilité de l’homme face à un réel qui résiste à sa volonté, cette attitude de contemplation, d’accueil de l’être, cette attitude de louange et d’expression de la beauté du monde, geste sans cesse mis en échec et sans cesse répété. La belle expression de « consistance du réel » dit justement cette ambivalence de la réalité, qui résiste à l’homme en même qu’elle enveloppe une richesse, un fond propre. Le poète est dès lors celui qui s’ouvre à l’être, sans chercher à le saisir, le prendre, le réduire à lui. Le modèle de cet être-au-monde poétique est sans doute Rimbaud, qui veut d’abord se faire « voyant », devenir « le Suprême savant », « arrive[r] à l’inconnu » (« Lettre du voyant »), mais qui, face à la double impossibilité d’atteindre l’absolu et de l’écrire, se résout humblement à une poétique de la présence et de la proximité : « je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre » (« Adieu »). Et de ce retour au sol, de cette étreinte, de cette ouverture au réel, jaillissent un désir de vie, un amour immense de l’être, un émerveillement. En somme, le poète est celui qui sait et accepte ses limites, et tend au progrès, véritable celui-là. En effet, de cet éloge de la contemplation ne doit pas résulter une condamnation de l’action, bien au contraire, la contemplation est un préalable essentiel à une action véritable et finalisée, à un progrès authentique. Recouvrer le sens de la poésie est une condition nécessaire pour recouvrer le sens de l’action, et partant de l’homme en tant que sujet agissant.

Convertir nos modes de vie

Où l’on voit que Bellamy est un authentique philosophe, c’est dans sa démarche, qui donne à Demeure toute sa profondeur et tout son intérêt. Cette démarche consiste en une prise en compte originelle d’un mal-être que l’homme du XXIe siècle ressent en lui : une angoisse existentielle de ne plus maîtriser sa vie, de bouger sans cesse, absurdement. Cette expérience très concrète que nous faisons – « je suis débordé », « j’ai pas le temps », « faut que j’y aille », répétons-nous à longueur de journée – est le point de départ obscur que Bellamy cherche à clarifier au fil de ses pages. Dès lors, est justifié le passage à la spéculation, c’est-à-dire à l’usage de concepts, pour nommer clairement le réel et en chercher les causes. Nous sommes conduits d’analyse conceptuelle du sport, du téléphone, du capital, etc., à des méditations sur la demeure en tant que distincte du logement, sur le désir ou encore sur la sexuation. Parce que, depuis les Déshérités, Bellamy a conscience d’être un héritier, il s’appuie sur les philosophies antérieures qui ont promu le mouvement (Héraclite, Galilée, Hobbes, Montaigne, Machiavel, Ernst Bloch) ou qui s’en sont méfiés (Parménide, Marx, Péguy, Jonas, Heidegger, Arendt, etc.). Mais il ne reste pas prisonnier des auteurs traditionnels en ce qu’il les critique librement, mais toujours avec une grande rigueur logique – et une grande clarté pédagogique. Autrement dit, il démontre la contradiction des philosophies qui promeuvent à la fois l’homme et le mouvement, en tant que le premier est progressivement aboli par le second devenu le commandement nouveau de la modernité. Mais on n’en reste pas à une spéculation pure, bien au contraire, Bellamy est profondément politique, c’est-à-dire qu’il cherche avant tout, et avec modestie, à aider ses contemporains à mieux vivre et, précisément, comme le dit le sous-titre, à « échapper à l’ère du mouvement perpétuel ».

Autrement dit, il démontre la contradiction des philosophies qui promeuvent à la fois l’homme et le mouvement, en tant que le premier est progressivement aboli par le second devenu le commandement nouveau de la modernité.

La philosophie de Bellamy ouvre un espace de méditation dans l’esprit de son lecteur, elle n’est qu’une propédeutique à une conversion que chacun ne peut que réaliser concrètement et personnellement. Toutes les analyses conceptuelles et logiques du monde ne nous serviront de rien si nous ne reproduisons pas intérieurement la démarche de l’auteur, si nous ne nous chargeons pas nous-mêmes des problèmes posés par l’auteur. D’ailleurs, cette réponse ne peut être philosophique, théorique, abstraite, elle doit être existentielle, pratique, concrète, charnelle même. Demeure nous place face à nous-mêmes à chaque page, il nous sollicite à chaque instant, il est bel et bien « une espèce d’instrument optique que [l’auteur] offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en-soi même » (Proust, Le Temps retrouvé).

En somme, ce livre sera une énième dénonciation convenue du mouvement perpétuel, à moins que nous n’acceptions de nous laisser saisir, de méditer avec l’auteur en y engageant tout notre être. Car il est pour nous un fort risque d’hypocrisie : manier les concepts désormais usuels d’« accélération » (Hartmut Rosa, Accélération), de « bougisme » (Pierre-André Taguieff, Résister au bougisme), de « société liquide » (Zygmunt Bauman, La Vie liquide), dénoncer le mouvement, spéculer, mais sans aucune transformation personnelle, sans véritablement sortir de cette tendance moderne, sans penser et mettre en pratique de véritables alternatives, sans prendre le temps, sans s’arrêter, sans contempler le monde, sans l’« habiter en poète » (Hölderlin).

Alors que je lisais et étudiais Demeure, j’eus l’occasion de faire une retraite en silence durant deux jours. Ce dont je fis l’expérience, c’est que, de même que le silence est la condition d’une parole vraie et belle, de même que la solitude est la condition de la communion, de la relation juste aux autres, de même, l’immobilité est la condition du mouvement. De mouvements, je n’en avais apparemment pas d’autres que celui de mes promenades dans la nature. Et pourtant, je fus pendant deux jours en mouvement spirituel et intellectuel, je me sentais heureux et vivant comme rarement dans ma vie de moderne apparemment mouvementée, mais en réalité fort plate et inféconde.

Puisses-tu, lecteur, en lisant Demeure, rentrer en toi-même, méditer et te transformer pour redonner sens à ta vie.

[1] Le mouvement absolu n’est rien d’autre que l’immobilité absolue. Si tout change, tout devient, paradoxalement, rien ne devient. Le devenir absolu, systématique, est la même chose que l’immobile, car on n’est plus capable alors d’identifier quoi que ce soit en train de changer. Si toute chose change, il n’y a même plus de chose, rien ne change. En effet, le changement se perçoit à partir d’un point fixe, or ici, dans le mouvement universel, il n’y a plus de point fixe. Sur ce renversement de l’absolu devenir en son autre, l’immobilité absolue, on peut consulter la démonstration de Hegel dans l’Encyclopédie, Science de la Logique, Théorie de l’Être, section Qualité, Être, Devenir.

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