Mardi 17 octobre, un nouveau documentaire de Marie-Monique Robin a été diffusé sur Arte à 20h50. Celui-ci a pour titre Le Roundup face à ses juges et retrace la mise en place du tribunal citoyen qui s’est tenu à La Haye en 2016 contre Monsanto. En présence de véritables juges, des victimes du glyphosate ont pu être entendues et des scientifiques ont pu exposer leurs études. Cette question est d’une actualité brulante, les États membres devant en principe se prononcer le 25 octobre sur une proposition de la Commission d’interdiction ou de reconduction de l’autorisation de l’utilisation du glyphosate. Comme à son habitude, le documentaire s’accompagne d’un livre – publié aux Editions La Découverte sous le même titre – source de précieuses informations. Seconde partie de notre interview de Marie-Monique Robin, marraine du tribunal Monsanto et auteur de ce documentaire et de ce livre.

En parlant de « logique chimique », une déclaration de Friedrich Wenz, agriculteur allemand, dans votre film et livre Les moissons du futur, me revient à l’esprit : « Le XXe siècle fut le siècle de la chimie, notamment dans l’agriculture, le XXIe siècle sera définitivement celui de la biologie ». Est-ce en fait une lutte entre deux approches techniques du vivant ?

Tout à fait. Depuis au moins la fin de la seconde guerre mondiale on a considéré le sol comme un simple support sur lequel on pourrait déverser n’importe quel produit. On a créé une dépendance des agriculteurs à des produits chimiques et aux semences dites améliorées. Ils sont désormais pieds et poings liés par ces industries et ils ont perdu la connaissance du fonctionnement de leurs sols. En parlant de biologie, Friedrich Wenz signifie que l’agriculture du futur est une agriculture qui s’appuie sur la connaissance des sols. Comme il y a eu cette perte de connaissance, un soutien est nécessaire. Pour l’agriculteur cela équivaut à carrément changer de métier. On a besoin d’une véritable loi de programmation agricole comme ce fut le cas dans les années 1960. Cela se joue aussi dans les lycées agricoles où l’on forme les futurs agriculteurs. C’est par cet apprentissage qu’ils pourront se passer de cette béquille artificielle que constitue la chimie.

Quand on pense « chimie » on ne pense pas en premier à l’agriculture mais à l’industrie pharmaceutique. Mais on pourrait aussi penser aux cosmétiques. Est-ce qu’il ne s’agit pas d’une opposition plus générale ?

L’industrie des pesticides est une branche de l’industrie chimique. L’industrie pharmaceutique en constitue une autre. D’ailleurs il s’agit parfois des mêmes groupes. Le cas de Bayer qui est aussi fabricant de médicaments et qui est en train de racheter Monsanto est à ce titre exemplaire. C’est tout simplement la même logique chimique appliquée au vivant. On retrouve les mêmes méthodes dans l’industrie des pesticides et dans l’industrie pharmaceutique pour la défense de leurs intérêts : études manipulées, achat de scientifiques, infiltration d’agences de réglementation, lobbying auprès des gouvernements… C’est ce que j’ai développé dans Notre poison quotidien, les laboratoires Servier et Monsanto pratiquent les mêmes méthodes.

Au début des Moissons du futur, vous mettez en avant l’argument massue des libéraux : « Il n’y a pas d’alternative ». A Limite on a notre slogan : « il y a plein d’alternatives ». Quand on parle d’agriculture biologique, les gens pensent généralement qu’il s’agit d’un mode de production en particulier, très codifié. À travers Les moissons du futur vous montrez justement qu’il existe plein d’alternatives mais tout sauf une alternative globale.

Les alternatives sont connues. J’en ai dressé un portrait dans mes films Sacré croissance et Qu’est-ce qu’on attend ?. On sait ce qu’il faut faire, manque juste la volonté politique pour les encourager à grande échelle. Le village alsacien présenté dans Qu’est-ce qu’on attend ? a réussi sa transition grâce à l’appui du conseil municipal. C’est impératif parce qu’on manque de temps. Les initiatives citoyennes ne peuvent suffire à elles seules.

Dans mon livre Sacré croissance j’imagine la France en 2034 après la transition. Je ne le conçois pas comme une fiction, puisque je le fonde sur des expériences existantes. Le gouvernement français est à l’origine de la transformation de l’économie en 20 ans. On entre alors dans une économie post-croissance où l’objectif est désormais la résilience, la recherche de l’autonomie dans les communautés humaines. Cette nouvelle économie se fonde aussi sur de nouvelles valeurs : l’échange, la collaboration et la coopération. Pour parvenir à cette transition on ne peut pas se passer du politique. S’il est à l’origine des accords de libre-échange il peut aussi être à l’origine de leur suppression. Il peut encourager un protectionnisme vertueux, c’est-à-dire que l’on protège les bonnes pratiques. Un protectionnisme qui ne se limite pas au secteur agricole mais à l’ensemble de l’économie parce que tout a un impact sur l’environnement. Cela consiste par exemple à lutter contre l’obsolescence programmée

Dans Les moissons du futur, vous insistez plusieurs fois pour dire que le problème n’est pas la sécurité alimentaire mais la souveraineté alimentaire. Quelle est la différence ?

La souveraineté alimentaire consiste en ce que ce sont les citoyens qui assurent l’alimentation de leur pays. Par conséquent, chaque pays protège ses agriculteurs afin qu’ils puissent accomplir leur mission de nourrir leurs concitoyens. Tandis que la sécurité alimentaire consiste à nous faire croire que lorsqu’il y a des problèmes alimentaires dans un pays, il suffirait d’envoyer des tonnes de maïs. La conséquence d’une telle politique, c’est qu’elle remet la clef de l’alimentation des différents pays aux multinationales et à leurs alliés, notamment les entreprises qui contrôlent les semences hybrides ou transgéniques, ainsi que tous les produits chimiques qui les accompagnent. In fine ces entreprises contrôlent la nourriture du monde

Il faut apprendre à consommer moins et mieux sur le plan alimentaire, ce que certains appellent « décroissance », d’autres « sobriété ». L’agriculture mécanisée est surtout vantée pour avoir réduit la pénibilité du travail agricole, est-ce que le changement de mentalité, ce n’est pas aussi de réapprendre l’effort et la douleur physique ?

Je ne pense pas que l’on puisse parler de douleur. Les agriculteurs qui font de la permaculture, de la biodynamie, lorsque je les rencontre, ne me parlent pas de douleur mais plutôt de bonheur. Évidemment il y a de l’effort physique, mais ce n’est pas une mauvaise chose. L’absence d’efforts physique, comme le fait de prendre sa voiture pour acheter sa baguette de pain, est à l’origine de problèmes de santé. On en a d’ailleurs pris conscience puisqu’on dit désormais qu’il faut marcher trente minutes par jour. L’effort physique dans l’agriculture n’est pas là pour faire souffrir mais pour produire des aliments. L’effort physique, dans un moment partagé, n’est pas une souffrance, il est plutôt source de bon souvenirs. Il faut arrêter d’associer automatiquement effort physique et souffrance. La vraie question est celle du sens. On souffre quand on ne trouve pas de sens ou que le sens est imposé. La souffrance au travail, des agriculteurs comme dans d’autres professions, tire son origine dans la perte de sens. Le travail est un moyen d’épanouissement à partir du moment où on perçoit qu’il sert à quelque chose et sert l’intérêt général. Il est malheureux que le travail soit associé à la souffrance. Dans le monde que j’imagine en 2034, comme on a arrêté de produire pour produire, on a partagé le travail. Le travail salarié n’occupe plus que vingt heures. Le temps libéré sert à de nombreuses activités non rémunérées qui créent du lien et sont pourvues de sens. Ces activités sont en soit aussi du travail mais elles ne trouvent pas leur sens une rémunération.

Le passage à l’agriculture industrielle est assez récent. Il y a quelque chose de surprenant à ce que soudainement on rejette la tradition paysanne, soit un savoir accumulé sur des siècles, pour une approche totalement différente. N’est-ce pas le signe de générations qui croient ne rien n’avoir à apprendre de ses pères, qui rejette la transmission du savoir ?

Tout le processus d’industrialisation de l’agriculture s’appuie d’abord sur le déni du savoir paysan auquel s’ajoute une confiance absolue dans la science. C’est d’ailleurs ce que je condamne dans Sacré croissance : cette foi scientiste qui nous mène dans le mur. Non seulement cela se fait contre les savoirs ancestraux mais aussi contre les détenteurs de ce savoir qui perdent alors leur autonomie. Les agriculteurs, mais aussi les consommateurs, ont été privés, au nom du paradigme économique fondé sur la croissance illimité des moyens de production et de la consommation de cette richesse. De plus cela a des conséquences extrêmement graves sur les écosystèmes dont nous ne sommes qu’un acteur parmi d’autres. L’homme est très prétentieux de croire qu’il peut se passer de la planète. Il oublie qu’il dépend de l’environnement pour vivre, alors que l’environnement n’a lui, pas besoin de l’homme. Habituellement, si les parasites vivent au détriment de leurs hôtes, ils savent que leur survie dépend de celle de leurs hôtes. L’homme, lui vit au détriment de la planète tout en croyant qu’il peut s’en passer. Dans un grand aveuglement collectif on oublie que la nature prendra quelque part sa revanche. Elle est d’ailleurs déjà en train de le faire. Si on ne fait rien, le dérèglement climatique nous mènera à notre perte. Cet orgueil s’accompagne aussi d’un mépris à l’égard des agriculteurs. Le métier d’agriculteur est pourtant le premier métier, le métier fondamental à l’origine de n’importe quelle société. Il semblerait que le film Soleil vert, dans lequel la population n’est plus nourrie que par plaquettes faites à partir de restes humains, s’avère prophétique.

Cet orgueil remonterait à plus loin selon vous. Dans Les moissons du futur, vous parlez de « bellomécanisme », qui serait une vision de la nature issue de Descartes et de Darwin.

Les choix qui ont été fait reposent en effet sur une vision bien antérieure : cela remonte aux Lumières et même avant sur l’idée chrétienne que l’homme serait au-dessus des autres espèces et qu’il aurait vocation à dominer la nature. Par conséquent cela a mené à penser que l’on pouvait réduire l’animal à son fonctionnement mécanique, comme une horloge. C’est le même processus à l’œuvre pour les sols ou en médecine où l’on a séquencé le corps, créant des spécialistes pour chaque partie, avec pour conséquence que les médecins sont incapables de faire face à l’épidémie de maladies chroniques, jugée « évitable » par l’OMS. Ils ne sont pas en mesure de faire le lien entre la pollution chimique généralisée et ces maladies. Bien souvent ils ne savent pas ce qu’est un perturbateur endocrinien. Ils soignent alors l’organe dont ils sont spécialistes sans résoudre le problème dans sa globalité. C’est cette vision qui est à l’origine des nombreuses crises que l’on connaît aujourd’hui, sanitaire, environnementale… Le modèle agricole qui en est issue prétendait pouvoir régler le problème de la faim dans le monde n’y est pas parvenu. Pourtant il produit pour au moins 12 milliards de personnes. La véritable question n’est donc pas celle de la quantité nécessaire. C’est bien notre rapport à notre environnement qu’il faut repenser. À ce titre, l’encyclique Laudato Si’ du pape François constitue une révolution. En parlant de nos frères et sœurs les plantes, en appelant la terre « maison commune », elle replace l’homme dans une juste position.