Entretien avec l’écrivain Falk Van Gaver, co auteur avec Christophe Geffroy, d’un livre intitulé « Faut-il se libérer du libéralisme ? », paru aux éditions Pierre-Guillaume de Roux.
Votre dernier ouvrage est un recueil de contributions à la question : faut-il se libérer du libéralisme ? On y trouve une vingtaine de plumes, dont Jacques Sapir, François Huguenin, Pierre Manent, Alain de Benoist ou encore Charles Beigbeder. Est-il possible de donner une définition générique du libéralisme ?
Le libéralisme est une philosophie bourgeoise, celle de l’individualisme possessif, dont le mythe fondateur est l’individu rationnel qui poursuit son intérêt bien compris, qui se décline en plusieurs dimensions (et plusieurs traditions, car il n’y a bien sûr pas un mais des libéralismes, de même qu’il n’y a pas un mais des socialismes) – politiques, juridiques, économiques, sociales, morales, « sociétales » aujourd’hui – qui sont les traductions idéologiques du développement et de l’expansion du capitalisme marchand.
Pour faire court, le libéralisme est l’idéologie d’accompagnement et de légitimation du capitalisme, sa vision du monde, son anthropologie subliminale, sa théologie sans dieu, remplacé par la main invisible du divin marché. En ce sens, nous sommes tous profondément, inconsciemment libéraux. Et le grand enjeu, à l’heure du libéralisme réalisé, alors que s’annonce le règne du néolibéralisme avancé et de ses avatars transhumanistes, alors que l’extension du capitalisme est en train de proprement détruire le monde humain et naturel, est de nous libérer de nos réflexes conditionnés libéraux profondément ancrés par plusieurs siècles d’endoctrinement et d’accoutumance – et de nous défaire de la prétendue naturalité de ses constructions philosophiques, politiques, juridiques et surtout économiques.
S’il y a une déconstruction à faire, c’est bien celle-là, la déconstruction de la prétendue naturalité du marché – la déconstruction de la destruction et reconstruction marchande de l’homme et du monde. A ce point-là, tout ce qui est antilibéral est nôtre.
Dans votre contribution, vous écrivez que « l’opposition entre étatistes (ou dirigistes) et libéraux est fausse et mensongère depuis ses origines ». L’État régalien n’est-il pourtant pas détenteur de la souveraineté économique, notamment par le droit de battre monnaie ?
Justement, c’est le point suivant. Si tout ce qui est antilibéral est nôtre, il faut bien comprendre que certaines positions antilibérales sont auto-contradictoires – notamment celle des antilibéraux étatistes. On a coutume d’opposer au libéralisme du marché la régulation étatique. Si toute modération du capitalisme est un moindre mal, il faut bien comprendre qu’historiquement le développement de l’État moderne et celui du capitalisme sont intrinsèquement liés – c’est l’État qui a permis le développement du capitalisme en détruisant ou soumettant à sa loi et à celle du marché les communautés sociales autonomes et toutes les forces productives des populations.
L’État moderne, ce qui est une tautologie car l’État proprement dit est une invention moderne, l’État souverain, l’État de droit est lui-même une institution liée au développement historique du capitalisme.L’État régalien qui a le monopole de l’émission de monnaies est une institution typiquement capitaliste. Au contraire, l’émission de monnaies – et de différents types de monnaies correspondant à leurs besoins réels – devrait être librement décidées par les communautés sociales – comme cela prend timidement place avec le crédit social, les systèmes d’échanges locaux, les monnaies complémentaires, les monnaies fondantes, etc. Ici, il faut bien distinguer le socialisme réel, proprement dit, le socialisme social issu de la société, des communautés sociales, qui se traduit par la socialisation réelle des moyens économiques de production, d’échange, de distribution et de consommation, ainsi que des procédures politiques de délibération et de décision, du pseudo-socialisme étatique qui n’est en rien une socialisation économique et politique mais une étatisation économique et politique, une confiscation étatique de l’économie et de la politique.
Comment expliquer que nos sociétés de consommation permissives soient à la fois des sociétés de la censure (pensée unique, voire répression policière, ex : Manif pour tous ou NDDL) et des sociétés d’hypersurveillance (loi n° 2015-912 sur le renseignement) ?
Le libéralisme ne conduit pas à la liberté qu’il promet, mais la réduit à une pseudo-liberté consumériste ultra-encadrée par le marché, la technique et l’administration (la bureaucratie). Nous sommes typiquement dans des sociétés permissives contrôlées, ces dernières étant typiquement des sociétés de contrôle plus que de discipline. Mais nous sommes non seulement passés des sociétés de discipline (je vous renvoie à Michel Foucault) aux sociétés de contrôle (je vous renvoie à Gilles Deleuze), mais encore aux sociétés de performance décrites par Byung-Chul Han [1] – et comment mieux le dire que lui : « La société de performance est entièrement dominée par le verbe modal pouvoir, contrairement à la société disciplinaire qui énonce des interdictions et a recours au devoir. À partir d’un certain degré de productivité, le devoir se heurte rapidement à des limites. Pour augmenter le rendement, il est remplacé par le pouvoir. L’appel à la motivation, à l’initiative et au projet est plus efficace, pour l’exploitation, que le fouet et les ordres. Entrepreneur de soi-même, le sujet de la performance est certes libre dans la mesure où il n’est soumis à aucun autre qui le dirige et l’exploite, mais il reste asservi car il s’exploite lui-même, et le fait, qui plus est, de son propre chef. (…) Le régime néolibéral dissimule sa structure de contrainte derrière l’apparente liberté de l’individu isolé qui ne se conçoit plus comme un sujet soumis mais comme un projet concevant. »
L’autoentrepreneur est ainsi la figure libérale avancée dont la pratique d’ubérisation de l’existence signe le règne de la prostitution universelle – je loue mon lit, mon cul ou ma bagnole dans la pure transparence numérique. Tout converge vers un totalitarisme paradoxal, celui du panopticon global jadis imaginé par l’utilitariste Jeremy Bentham et qui grâce au déploiement conjoint de l’État, du capitalisme et des nouvelles technologies, a pris aujourd’hui les dimensions du monde.
Falk van Gaver & Christophe Geffroy (dir.), Faut-il se libérer du libéralisme ?, Pierre-Guillaume de Roux, 2016, 224 p., 22,50€
[1] Byung-Chul Han, La société de la fatigue, Circé, 2014 ; Le désir ou l’enfer de l’identique, Autrement, 2015 ; Dans la nuée. Réflexions sur le numérique, Actes Sud, 2015
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Le libéralisme a ses exces et avatars a coups d’archi milliardaires mais fondamentalement il n’est rien d’autre que le droit de bénéficier de ce que l’on créé. On arrive logiquement à la répartition du travail et des richesses, comment cela doit se passer avec 10 millliards d’humains? Quel avenir pour l’humain et pour la planete.
« Le libéralisme n’est rien d’autre que le droit de bénéficier de ce que l’on créé ».
Tout simplement. Ni plus ni moins. Pas plus compliqué que ça. Alors pourquoi chercher midi à 14h? Pourquoi chercher tant de noises au libéralisme?
Ca fait quatre siècles qu’on entend cette chanson aussi douce que le doux commerce. Quatre siècles; le temps qu’a duré son très efficace effet hypnotique. Quatre siècles d’un mensonge qui s’est déployé en se donnant des airs rassurants, pleins de mesure, de tempérance et de pondération aussi ronde que le dos du chat. Ca nous arracherait des larmes.
Le droit, tranquille, si tranquille, de bénéficier « de ce que l’on crée » = le droit que l’homme s’est accordé de lui-même, par lui-même et pour lui-même (du moins pour un petit nombre d’entre les siens) de « créer » selon son unique mesure à lui, enfin affranchi, radicalement affranchi du regard et de l’attente de Dieu sur ses oeuvres. Bref, enfin « libre » selon l’optique et le langage libéral.
Toute haine, toute rage et tout venin bien rentrés, le libéralisme est d’abord l’acte moderne fondateur d’un défi de l’homme lancé à Dieu, qui n’a jamais dit son nom, camouflant sous un verni sémantique pseudo chrétien une théologie de substitution et ses promesses de salut pacificateur par le Marché et par le Droit.
On se réveille douloureusement du cauchemar. La parodie ne marche plus. L’aube chrétienne se lève enfin.
le second président des Etats-Unis John Adams en 1798 : « Notre Constitution n’a été établie que pour un peuple moral et religieux. Elle est totalement inadéquate pour tout autre peuple »
J’ai beaucoup aimé le dernier paragraphe sur l’auto entrepreneur.
Il y a un nouveau type de sociétés micro entreprenariale ou chaque individu est à la fois une micro franchise et un recruteur. Le tout bien assaisonné de coaching bien lourd (que tes rêves deviennent réalité, tout dépend de la volonté, tout est possible etc) type du livre « secret enfin révélé » « plus malin que le diable » et des meeting quasi sectaires ou tous ces gens solitaires peuvent ainsi donner et surtout recevoir leur dose de reconnaissance dans des messes libérales.
J’observe en direct un pote tomber la dedans, c’est assez délirant.
Merci pour ce brillant article, auquel il manque néanmoins une dimension très importante, celle de la compétition entre les hommes. Toutes les sociétés traditionnelles ont bridé la compétition, c’est-à-dire les rivalités mimétiques, pour limiter la violence et empêcher la dislocation sociale. Le libéralisme prône au contraire avant tout, au nom de « la Liberté », la libération de ce démon qui en tout homme, la jalousie d’autrui (le pire des démons selon le Livre de Tobie). Mettant clairement l’argent très au-dessus de Dieu, le libéralisme souhaite détruire toutes les règles sociales qui entravent la compétition pour permettre aux hommes de s’enrichir, motivés par le seul ressort de la seule jalousie, élément le plus destructeur des sociétés humaines.
Deux courtes remarques, sans doute un peu tardives.
D’une part, il me semble y avoir un problème de catégorie. En quoi vivons-nous, tout particulièrement en France, dans une société libérale, dans son acception classique ? Qu’il s’agisse du mode de fonctionnement de notre démocratie ou bien du poids, du coût et du domaine d’intervention de l’Etat, il me semble qu’on en est bien éloigné. J’ai l’impression que la critique libéralisme est le visage convenu d’un rejet plus large et plus flou de la modernité dans son ensemble. Quoiqu’il en soit, la confusion règne et j’ai peur de la rigueur de la démonstration s’en ressente.
D’autre part, le dernier paragraphe m’interpelle. Je ne comprends tout simplement pas la critique, que j’ai bien du mal à ne pas considérer comme celle d’un vieux con. Quid du lien social que créent les services cités, de la décentralisation de fait, de la levée de contraintes pesantes de la vie quotidienne ? Quel rapport avec le panopticon ? Bref, comme souvent, la posture et la recherche du bon mot au détriment de l’analyse des faits. Manifestement, c’est un trait que les écologistes intégraux ont en commun avec les écologistes tout court.