Le libéralisme qui avait promis de libérer l’individu semble, en fait, ne rien faire d’autre que de le soumettre toujours davantage à la logique du marché. Cette promesse mensongère tout comme son ambition de créer un homme nouveau, adapté à ses exigences, soulignent sa proximité avec la logique totalitaire.
Probablement y a-t-il plusieurs types de libéralisme. Par exemple, Jean-Claude Michéa, philosophe et historien des idées, établit un développement de la pensée libérale en trois étapes, trois « vagues », correspondant à trois expériences historiques douloureuses sur lesquelles se sont interrogés les philosophes libéraux : les guerres de religion pour les premiers libéraux, la Révolution française pour Constant et Tocqueville, les totalitarismes nazi et communiste pour Hayek et Friedman. Il est alors intéressant de constater que ce développement historique est surtout un déploiement idéologique : les penseurs successifs tirent progressivement les conclusions des axiomes des précédents et approfondissent la logique de départ. Étudier le libéralisme tel qu’il est aujourd’hui, c’est donc essentiellement se reporter aux derniers développements de cette logique, en l’occurrence ceux du philosophe autrichien Friedrich Hayek (1899-1992). Le libéralisme tel que l’a conçu Hayek, non ex nihilo mais en héritant d’une longue tradition, n’est sans doute pas le seul possible, mais il est celui qui a le plus influencé notre époque.
L’exemple le plus significatif de cette influence est l’étude de sa pensée qu’a menée Michel Foucault à partir de la fin des années 1970, alors que le libéralisme économique connaissait un regain d’intérêt intellectuel. Foucault pense une rupture entre le libéralisme classique et le néolibéralisme, rupture qui semble en réalité plus un déploiement logique et une radicalisation du libéralisme classique qu’une refondation théorique complète. Le plus petit dénominateur commun des deux libéralismes est la volonté de réduire l’État. Mais, alors que le libéralisme d’un Locke combattait l’État, institué, au nom d’un ordre antépolitique et naturel et d’une loi divine, le libéralisme de Hayek oppose à l’État l’ordre du marché et la loi économique. Le néolibéralisme pose que le marché est la seule instance régulatrice de la société ou que, dit avec les termes de Hayek dans Droit, législation et liberté, « c’est l’ordre du marché qui rend possible la conciliation pacifique des projets divergents ». Ainsi le néolibéralisme prétend-t-il résoudre le problème politique… par sa dilution.
Ainsi le néolibéralisme prétend-t-il résoudre le problème politique… par sa dilution.
Foucault remarque que l’ennemi principal du néolibéralisme est la philosophie politique traditionnelle en tant qu’elle cherche le commun. Mais les néolibéraux refusent justement la recherche de commun et se refusent à ce qui leur paraît « limiter la multiplicité des modes d’existence pour produire de l’ordre, de l’unité, du collectif », ainsi que l’écrit le philosophe foulcadien, Geoffroy de Lagasnerie dans La dernière leçon de Michel Foucault. Ce dernier met en évidence une opposition centrale dans la pensée hayekienne, celle entre conservatisme et néolibéralisme : le premier se caractérise par une « prédilection pour l’autorité » et une « hantise du spontané », quand le second prône le désordre, l’immanence, le pluralisme et l’hétérogénéité. « Le néolibéralisme impose l’image d’un monde par essence désorganisé, d’un monde sans centre, sans unité, sans cohérence, sans sens », affirme Lagasnerie dans son explicitation de la pensée de Foucault. Radicalisant le slogan plaintif des libéraux « On gouverne toujours trop », Foucault demande malicieusement : « Pourquoi gouverner ? ». Il n’est dès lors pas étonnant qu’il voit dans le néolibéralisme de Hayek l’instrument d’une critique, en tant qu’il est « l’art de n’être pas tellement gouverné ». L’intérêt de Foucault pour ce système de pensée nouveau doit se comprendre dans la rupture qu’il induit avec la philosophie politique, en ce sens qu’il crée « des instruments critiques extrêmement puissants, permettant de disqualifier le modèle du droit, de la Loi, du Contrat, de la Volonté générale ». Foucault étudie ensuite les théories de l’homo oeconomicus, « être ingouvernable », en remplacement du sujet de droit, de l’homo juridicus, lequel est « un homme qui accepte la négativité, la transcendance, la limitation, l’obéissance ». En somme, Foucault trouve dans le néolibéralisme, qu’il comprend comme une théorie de la pluralité, un outil redoutable contre le politique.
Il apparaît que le néolibéralisme peut en fin de compte être assimilé à un anarchisme, si on entend par ce terme un refus – et un combat – de tout pouvoir politique. Mais il n’est pas un refus de toute norme, une littérale an-archie, en ce qu’il est soumission au marché. On peut même aller jusqu’à affirmer, avec le philosophe contemporain Jean Vioulac, que le libéralisme est un totalitarisme.
Il est vrai qu’historiquement, comme nous le soulignons en début d’article, le libéralisme hayekien est apparu comme alternative aux totalitarisme nazi, fasciste et communiste. Le fascisme italien revendiqua même ce terme de totalitarisme et le théoricien fasciste Giovani Gentile pouvait souligner l’écart entre libéralisme et totalitarisme : « Le libéralisme met l’État au service de l’individu ; le fascisme réaffirme l’État comme la véritable réalité de l’individu. […] Dans ce sens, le fascisme est totalitaire. » Mais une telle acception de la notion de totalitarisme semble trop étriquée et ne permet pas de rendre compte de la diversité de ses formes. Tâchons avec Jean Vioulac, auteur de La Logique totalitaire, de penser l’essence du totalitarisme.
Hayek note effectivement dans La Route de la servitude : « C’est la soumission de l’homme aux forces impersonnelles du marché qui, dans le passé, a rendu possible le développement d’une civilisation qui sans cela n’aurait pu se développer ».
Philosophiquement, le concept de totalitarisme désigne « le pouvoir de la Totalité ». « Il y a totalitarisme quand une Idée à prétention universelle dispose d’une puissance totale lui permettant de se produire elle-même par l’intégration en elle de toute particularité », écrit le philosophe. Le libéralisme est-il une idéologie totalisante capable de s’auto-réaliser ? Pour Hayek, le marché est un ordre certes non-naturel, mais auto-généré, autonome, dit « spontané », « résultat de l’action d’hommes nombreux mais pas le résultat d’un dessein humain ». Même s’il n’est pas élaboré par la raison, le marché est rationnel, mais d’une rationalité immanente, résultat d’une évolution, d’une sélection des pratiques efficientes et rationnelles, c’est-à-dire de la concurrence. Vioulac peut écrire : « la doctrine du marché procède d’une conception de l’évolution humaine comme avènement du marché universel, par le biais d’un processus inconscient et involontaire de la part des individus ». Alors que la philosophie de l’Histoire hégélienne se basait sur une théorie de la ruse de la raison historique, celle de Hayek pense l’Histoire comme avènement du marché, fondé sur une « ruse de la raison économique ». Mais alors, il n’y a plus de liberté individuelle, mais seulement une apparence de liberté. L’individu se croit libre mais n’est qu’indépendant des autres, parce déterminé et soumis aux mécanismes du marché. Le libéralisme est une idéologie de la soumission, non de la liberté. D’ailleurs, Hayek note effectivement dans La Route de la servitude : « C’est la soumission de l’homme aux forces impersonnelles du marché qui, dans le passé, a rendu possible le développement d’une civilisation qui sans cela n’aurait pu se développer ; c’est par cette soumission quotidienne que nous contribuons à construire quelque chose qui est plus grand que nous pouvons le comprendre. » Ce système est « un totalitarisme volontaire, un totalitarisme autogéré, où chacun se soumet à la Totalité avec d’autant plus d’enthousiasme qu’il est persuadé de ne servir que ses propres intérêts ».
« Le libéralisme […] est d’abord un transfert de souveraineté de l’État au marché. »
Il est logique que le néolibéralisme s’attaque au pouvoir politique, lequel ne peut qu’entraver les mécanismes marchands. Mais il n’est pas un laissez-faire passif pour autant : il est d’abord un transfert de souveraineté de l’État au marché, en cours de réalisation sous la forme des politiques de privatisation et de libéralisation. Plus profondément et dès 1938, Walter Lippmann écrit que le libéralisme est « une logique de réajustement social rendue nécessaire par la révolution industrielle ». Le but ultime de l’action néolibérale est ici explicite : créer un homme nouveau, un homo œconomicus, parfaitement adapté au marché. Pour ce faire, et Vioulac l’expose méthodiquement, les instruments sont nombreux, de la publicité au « pouvoir de la Norme » (Michel Foucault) en passant par la libération des pulsions sexuelles, savamment étudiée par Dany-Robert Dufour dans La Cité perverse. Le néolibéralisme « soumet chaque individu à la discipline managériale qui lui impose l’entreprise comme modèle de réalisation d’un soi préalablement défini comme producteur-consommateur », continue Vioulac. « Il contribue ainsi à l’institution du marché comme Totalité et s’emploie à détruire tout ce qui viendrait entraver sa puissance de totalisation ».
« Il contribue ainsi à l’institution du marché comme Totalité et s’emploie à détruire tout ce qui viendrait entraver sa puissance de totalisation ».
On finira sur un fragment posthume de 1880 de Nietzsche que Vioulac met en exergue au début de son chapitre sur le totalitarisme capitaliste qui résume ce nouveau type d’aliénation, dénoncé sans relâche, dans des styles différents, par des Pasolini ou des Michéa : « La grande tâche de l’esprit mercantile est d’enraciner chez les gens incapables d’élévation une passion qui leur offre de vastes buts et un emploi rationnel de leur journée, mais qui les épuise en même temps, si bien qu’elle nivelle toutes les différences individuelles et protège de l’esprit comme d’un dérèglement. Il façonne une nouvelle espèce d’hommes qui ont la même signification que les esclaves de l’Antiquité. »
- LE SENS DU MOUVEMENT : DEMEURER OU DISPARAÎTRE - 05/30/1998
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Encore un article pour rien … Les opposants au libéralisme fondent leur dite réflexion sur une prémisse fausse qui voudrait que l’on puisse distinguer l’individu du marché.
Et c’est bien tout le contraire que décrit le libéralisme. L’individu, c’est le marché dans sa composante la plus simple, la plus irréductible. Ce sont ainsi bien les choix de cet individu qui devraient participer à l’orientation et à l’édification du marché, et pas l’inverse.
Il y a donc de quoi noter dans cet article l’attribution fautive d’un axiome décrit comme « libéral » comme à l’emporte pièce, au point d’en décrire le strict inverse, sur le mode « c’est pas moi, c’est l’autre ». La chose est d’ailleurs constante depuis Hobbes et sa méprise « l’homme est loup pour l’homme », doublée par une conception normative, par erreur, oh combien, d’un « contrat social » à la Rousseau, où la règle commune contraint plus qu’elle ne libère.
Cette erreur de conception de quelques contempteurs revendiqués de l’âge des « lumières » est d’ailleurs bien celle qui a conduit au « neo-libéralisme » des années 20 puis au keynésianisme qui en découle. Ce sont bien les connotations interventionnistes de ces courants modernes, à tord libellés « libéraux », qui impriment aux individus des limites extérieures à son seul entendement.
L’essence du libéralisme est que le seul détenteur de la violence « légitime » est l’homme lui-même dans la limite de sa propre personne. Le reste n’est qu’accord de volonté. C’est ce qui fonde l’un des piliers d’un corpus au final assez inoffensif : La responsabilité où l’homme est seul comptable de ses choix.
Pour dire les choses autrement, la critique somme toute acerbe du libéralisme telle que développée cet article nomme les politiques contemporaines interventionnistes comme « libérales », là où elles n’en sont que le strict opposé : Ce qui contraint l’individu, c’est bien la décision extérieure et le monopole, la connivence d’agents dans la société avec les gouvernements, et certainement pas « le marché » lui-même.
Quant au libéralisme on peine à en trouver les attributs dans le paysage moderne.
On ne peut pas distinguer l’individu du marché? Vous êtes nominaliste?
On peine à trouver des attributs du libéralisme dans le paysage moderne? L’Etat soumis au Marché c’est un tout petit attribut insignifiant? L’enfant pré-pubère qui change de sexe ce n’est pas libéral?
C’est un article bien écrit mais totalement faux aussi bien factuellement que conceptuellement. On reconnaît les premier élan idéaliste d’un jeune qui s’essaye à la synthèse intellectualisante mais qui malheureusement n’a que peut de fait réel à exposer. La première erreur conceptuelle est la confusion du libéralisme et du totalitarisme. Le libéralisme est le cotant de pensée qui a s’est employé à démonté le totalitarisme dans toutes ses formes. Karl Popper la société ouverte et ses enemies est une lecture essentiel pour le jeune idéaliste que tu es. Factuellement l’economie capitaliste est l’instrument qui a permi de sortir de la pauvreté la population mondiale – ici sont résumés les faits principaux (voir Horwitz Le capitalisme profite aux pauvres sur contrepoints). De plus ta lecture des resources est idéologique, c’est à dire partiellement vrai ou tu ne choisi que l’angle qui sert ta démonstration sans être fidel aux sources en entier. Par exemple tu cites michel Foucault et le pouvoir de la norme comme un élément contraignant du libéralisme mais michel Foucault a écrit naissance de la biopolitique où il traite du libéralisme et de son interrogation salvatrice de la liberté dans le gouvernent des hommes. Enfin je sais que l’education Nationale ne prépare pas bien nos enfants à penser parce qu’elle les emploie à commenter sans savoir et en même temps les prive du savoir factuel que les autres nations occidentales usent pour informer leur enfant. J’espere que mon message t’aidera à utiliser ton intelligence de façon plus productive et mieux informé.
Certes. Mais le libéralisme possède également un aspect « religieux » manifeste car il se base sur l’espérance d’une justice naturelle provoquée par la toute-puissante liberté économique.
Jean-Claude Michéa confronte effectivement le libéralisme avec la morale : une société toute libérale se retrouve en confrontation avec la morale par le règne des marchés et la concurrence agressive (« La civilisation du moindre mal » devient la civilisation du mal absolu). Maintenant il nous faudra observer avec méfiance la démarche de construction de l’homo œconomicus qui va passer par l’éducation. C’est à dire que l’on va orienter les jeunes vers le métiers du moment et non plus vers la culture universelle (université) et la tradition intellectuelle.
Travailler et consommer c’est vivre dans une société libérale. Tout ce qui peut libérer l’homme de cette dynamique marchande sera combattu : les religions monothéistes tout particulièrement. L’individualisme spirituelle sera préconisé (« je me fais ma religion » a déclaré Marlène Schiappa,secrétaire d’Etat chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes) car tout militantisme spiritualiste est dangereux pour la création éternelle de nouveaux marchés.
Où avez vous vu qu’il confond libéralisme et totalitarisme?
Le néolibéralisme aboutit à un nouveau totalitarisme, une triade individu, – Marché – technoscience.
Le concept de société ouverte repris par Soros est aussi con que celui de société fermée.
Une société saine n’est ni ouverte ni fermée elle est poreuse comme un corps humain (ou une cellule biologique) ouvert à ce qu’il peut assimiler et fermé à ce qui le détruirait. La vie suppose la sélection, la discrimination. L’idéal de l’ouverture est suicidaire, morbide, angéliste.
C’était une réponse à Philippe.