La cause est entendue pour les usagers des nouvelles technologies : les appareils et les machines qu’ils utilisent sont neutres, c’est ce qu’ils en font qui les rendent bons ou mauvais. L’ingénieur Vaucanson, père de la technologie française, avait vainement tenté d’infuser  cette idéologie technicienne dans les consciences des artisans. Mais à l’époque, on savait encore différencier un outil, prolongement de la main, d’une machine à dupliquer en série. La figure de l’ingénieur n’avait pas atteint le taux de respectabilité actuel , et l’on savait se révolter  avec beaucoup d’imagination.  A Grenoble, dans la Silicon Valley européenne, les ingénieurs poursuivent leur travail d’aliénation entamé il y a plus de deux siècles. Nous avons rencontré les révoltés d’aujourd’hui.

A Grenoble, technoville

C’est une « petite Silicon Valley » nichée entre des montagnes immenses. Bienvenue dans  « le grand  laboratoire de la recherche et du développement, unique en Europe » . C’est qu’ici, entre le Vercors et le massif de Belledonne, on ne fait pas que des randonnées. On  prépare le monde de demain avec des nanoparticules et des subventions. Les noms de ces nouveaux pionniers de l’invention ? Pas forcément connus du grand public : ils s’appellent Minatec,  CapGemini, Atos, STMicroelectronics, Schneider Electric, ou encore Institut Polytechnique de Grenoble. Depuis que la ville a misé sur les NBIC (Nanotechnologie, Biotechnologie, Informatique, Cognitives etc), révolutionnaire est devenu un métier. On appelle cela ingénieur.

A Grenoble en ce milieu d’été brulant, m’attendent, à l’ombre d’une terrasse, deux membres du groupe  Pièces et main d’œuvre (PMO). Sur leur site, ils se présentent comme un « atelier de bricolage pour la construction d’un esprit critique à Grenoble » . Ils y publient de longues analyses documentées sur les « nécrotechnologies » (du téléphone portable aux nanotubes de carbone présents dans les vélos) dont les structures sont ébauchées ici, dans la « cuvette ». Ils éditent aussi de nombreux livres aux éditions de l’Echappée, toujours dans la discrétion, jamais sans conséquences. Que disent-ils de si dérangeant que certains les aient catalogués « réactionnaires » ? « Nous considérons que la technologie, annoncent-ils sur leur site, et non pas ses  dérives , est le fait majeur du capitalisme contemporain ». Tout y passe : nucléaire, PMA, gaz de schiste, etc.    Ce sont des « néoluddites », c’est-à-dire des disciples de Ned Ludd, un ouvrier qui aurait brisé des machines à la fin du 18ème siècle (1782), et dont se sont réclamés les artisans « luddites » au début du 19ème siècle (années 1810 – 1816 ). Un mouvement connu aussi sous le nom de « briseurs de machines ».

« La classe ouvrière, ça commence au 13e siècle, mais pour faire plus court, on va partir de Vaucanson . Le monde moderne capitaliste commence pour nous avec Vaucanson, en 1744 »

Près de la gare,  les panneaux publicitaires ont disparus après l’élection d’Eric Piolle, un maire EELV. La ville est devenue la première métropole française sous mandat écolo.  « Mais ils ont laissé la pub sur le tramway pour les matches de Okay,  et ils ont installé ces pans de murs à la sortie de la gare, assez laids, lâche l’un d’eux.  ».  Grenoble, c’est l’improbable alliance de la technologie et du développement durable. « – La TechnoPiolle[1] ?! – L’alliance n’est pas si improbable que cela, rétorque l’autre ».  C’est un peu ce que je suis venu chercher.  L’actualité de la pensée « luddite », la critique neuve du capitalisme contemporain.  Une histoire abrégée de  la classe ouvrière dans une époque où les « possesseurs des moyens de production », les capitalistes, ont accru leur monopole. « La classe ouvrière, ça commence au 13e siècle, mais pour faire plus court, on va partir de Vaucanson . Le monde moderne capitaliste commence pour nous avec Vaucanson, en 1744 ». Vaucanson, l’ingénieur grenoblois. Il a laissé son nom dans les dictionnaires ; il l’a même légué à des places et des ruelles. Mais, prouesse de l’histoire, l’ingénieur-mécanicien est avant tout associé à la construction des premiers automates. Le «canard « digèrateur », qui mange et qui cancane, c’est lui.  Le joueur de flute traversière automatisé,  c’est lui aussi. Et le Vaucanson qui va rationaliser les méthodes de travail des tisserands, avec misère programmée ?  Banco ! C’est le même…

L’ingénieur à la con

En 1741, Jacques Vaucanson est nommé inspecteur des manufactures de soie dans tout le pays pour « réorganiser le secteur » .C’est-à-dire, trivialement, faire des économies. « Il veut, par la machine, changer le monde et la vie de ses contemporains m’expliquent ces deux anciens journalistes. Il a déjà révolutionné leur vie à coups de  règlements et de procédures restructurant leur organisation sociale ». Son truc à lui, ce sont « les effets nouveaux » des machines. Que trouvait-on alors dans la région de Lyon avant l’arrivée de l’inspecteur-ingénieur? Des propos mêmes de Vaucanson, « il y avait d’habiles ouvriers qui fabriquaient d’admirables objets, mais au moyen d’outils élémentaires : la scie, le rabot, le ciseau, la gouge, le tour à bois. Les horlogers se servaient bien de quelques machines de précision, mais uniquement adaptées à leur travail. Dans cette perspective, l’idée même de travail en série, de lancement d’un modèle à un certain nombre d’exemplaires ne pouvait être envisagée. […] Il fallut inventer des outils d’un type nouveau, pour permettre, par une division rationnelle du travail, une reproduction en série des modèles. ».

L’emploi des machines n’avait pas pour but d’alléger le labeur des ouvriers mais de diminuer le prix des marchandises.

Tant que le Grenoblois ne saurait imiter l’œuvre de ses habiles de la gouge et du rabot, le travail des ouvriers resterait indocile à la chaine de montage. Impossible, par conséquent, d’en tirer profit.  PMO m’explique la suite : « Avec l’effondrement des structures féodales, on a un vagabondage de masse. C’est alors que des bras se libèrent, par milliers, et qui plus est pas cher.  Et à la mécanisation du travail qui a libéré ses même bras, s’ajoute l’idée que désormais , on va travailler de façon beaucoup plus rationnelle .» L’emploi des machines n’avait pas pour but d’alléger le labeur des ouvriers mais de diminuer le prix des marchandises. « Et puis comme l’explique bien Marx ,  chapitre 15 du Capital , il fallait surtout  raccourcir la partie de la journée où l’ouvrier travaille pour lui-même, afin d’allonger l’autre où il travaille pour le capitaliste ». Rallonger, en somme, la période où l’ouvrier œuvre directement au profit du capitaliste.

[1] Piolle a cofondé Raise Partner – travaillant pour l’optimisation fiscale et maintenant domicilié dans les paradis fiscaux – il déclare «  tout assumer » (Source : Le Postillon, mai 2015, numéro 30)

La suite est dans le numéro 2 de Limite, disponible en librairie !

Paul Piccarreta