Dans sa chronique hebdomadaire, « La Courte Echelle » (#LCE), Gaultier Bès revient sur l’actualité à l’aune de l’écologie intégrale. Tous les mercredi à 8h, 12h45 et 19h20, retrouvez également « La Courte Echelle » sur Radio Espérance.

Décrypter les chiffres

Aujourd’hui, c’est vers le dernier livre d’Olivier Rey que je voudrais vous faire la courte échelle. Mathématicien et philosophe, Olivier Rey est à la fois l’un des principaux inspirateurs et un membre actif de la rédaction de la revue LimiteIl a publié en novembre dernier chez Stock un essai intitulé Quand le monde s’est fait nombre.

« La statistique est aujourd’hui un fait social total, résume l’éditeur : elle règne sur la société, régente les institutions et domine la politique. Un vêtement de courbes, d’indices, de graphiques, de taux recouvre l’ensemble de la vie. L’éducation disparaît derrière les enquêtes PISA, l’université derrière le classement de Shangaï, les chômeurs derrière la courbe du chômage… La statistique devait refléter l’état du monde, le monde est devenu un reflet de la statistique. »

En effet, aujourd’hui, particulièrement dans le débat électoral, on est constamment sommé de donner « ses chiffres », de prouver par le « fait » statistique des analyses qui ne s’y réduisent pourtant pas, comme si les chiffres, possédant un degré supérieur de véracité, prouvaient sans équivoque tout ce qu’on voulait. Pourtant, les chiffres, eux-mêmes, ont leur part d’ambiguïté et de faux-semblants.

Les chiffres à travers l’histoire

olivier_reyDans cette histoire de « l’empire du nombre », Olivier Rey analyse l’émergence, à partir du XVIe siècle, d’une « mentalité statistique », qui peu à peu se transforme en « une extraordinaire efflorescence d’enquêtes, un appétit permanent de mesures » (p. 17). Il montre ainsi comment le désir de gouverner rationnellement et les choses et les êtres conduit certains esprits, notamment au XVIIIe siècle, à un véritable « fétichisme numérique », à travers lequel le monde semble n’être plus qu’un agrégat de chiffres et d’opérations mathématiques. Ainsi rapporte-t-il que le mathématicien Jean Bernoulli, en voyage dans le nord-est de l’Europe, aurait eu tendance à mesurer avec une règle les tableaux de maîtres, plutôt que de les décrire, comme si leur taille du cadre était plus révélatrice que la peinture en elle-même (p. 39).

La question démographique a joué un grand rôle dans le développement de l’ère statistique. De nombreux penseurs et responsables politiques du XVIIIe siècle ont fait de la natalité le critère même de la puissance publique, voire, comme Mirabeau, à la veille de la Révolution, « le grand symptôme du degré de bonheur d’une nation ». « Le temps, note Olivier Rey, était, comme le nôtre, dominé par une idéologie de la croissance – à ceci près que son indicateur favori n’était pas le produit intérieur brut, mais la population » (p. 44).

L’avènement de la société des individus

Mais « c’est dans le changement des rapports entre les êtres humains qu’il faut chercher les raisons » de l’efflorescence statistique au XIXe siècle. Raisons multiples, ayant néanmoins une racine commune, note Olivier Rey : « l’avènement de la société des individus » (p. 61). « C’est à partir du XVIIe siècle que le mot « individu » commença à être employé pour désigner spécialement un membre de l’espèce humaine ». L’individu n’est plus alors « le terme d’une division », mais « un point de départ, extérieur et antérieur au monde partagé, à partir duquel les réalités collectives se constituent ». Alors que « je était le singulier de nousnous devient le pluriel de je » (p. 62). D’où les théories du contrat social qui conçoivent l’individu non plus comme l’aboutissement d’une communauté, dont il reçoit l’existence, mais comme l’origine de la société, qu’il constitue par son bon vouloir. « Concevoir le monde humain comme société [c’est-à-dire comme association contractuelle], c’est sous-entendre que l’individu préexiste à la vie en commun, et qu’il n’entre dans cette vie en commun que par un acte délibéré » (p. 64).

Un instrument de pouvoir

Quand le monde s'est fait nombre, Olivier Rey, Stock, novembre 2016, nov. 2016, 328 p.

Quand le monde s’est fait nombre, Olivier Rey, Stock, novembre 2016, nov. 2016, 328 p.

Ainsi la « société libérale » se conçoit-elle au début de l’ère moderne non seulement à travers l’idée d’un contrat, mais « en se [défaisant] des anciennes structures et prescriptions », ce qui permet, en affranchissant les individus des « vieilles contraintes » communautaires, de faire émerger un « ordre meilleur qui tous ceux qui ont pu exister par le passé » (p. 66). Ce que montre, en définitive, Olivier Rey, c’est que la « libéralisation » du monde s’est faite en accord avec le mouvement moderne d’émancipation individuelle. Dès lors, puisque l’unité de la société n’est plus organique, communautaire, mais contractuelle, c’est-à-dire additive, la statistique sert de liant à la société. Elle lui permet de se connaître elle-même. Elle est, au XIXe siècle, selon la formule de Gérard Jorland, « une conscience de soi collective » (p. 84).

 

Mais la statistique devient aussi un instrument au service des puissants. « Avec la statistique, il s’agissait de chasser l’arbitraire, de gouverner scientifiquement » (p. 88), note Olivier Rey, et pour le gouvernement, de justifier son action, en « gérant au mieux le capital populationnel ». La statistique devient ainsi un outil « indispensable au déploiement de ce que Michel Foucault a appelé une biopolitique » (p. 90), parce qu’il permet de mieux connaître et donc de mieux contrôler les populations. A un moment où la croissance démographique s’accélère de manière exponentielle, notamment dans les villes, et où l’industrie se développe très rapidement, avec de profonds bouleversements politiques et sociaux, la statistique devient un moyen de « conjurer le chaos, de retrouver quelque prise, ne fût-ce qu’intellectuelle, sur ce qui échappait à la maîtrise » des gouvernants et des scientifiques (p. 93).

Plus de nombres, moins de mots

L’explosion statistique au XIXe siècle conduit au rétrécissement du domaine des mots. George Steiner note ainsi dans « La retraite du mot » que « jusqu’au XVIIe siècle, la sphère du langage englobait presque toute l’expérience et la réalité », alors que désormais s’impose la sphère du nombre, avec ses courbes, ses diagrammes, ses graphiques, etc. La passionnante étude d’Olivier Rey ne s’arrête pas là, mais il serait trop long d’en résumer la suite, la petite synthèse qui précède ne pouvant évidemment prétendre rendre compte de la richesse de l’ouvrage.

Citons, pour finir, la dernière page où Olivier Rey reconnaît que, malgré tous ses défauts, la statistique est moins aujourd’hui « un écran qui s’interposerait entre nous et la réalité », qu’un mode d’accès propre au monde contemporain, qu’une « démarche adaptée au monde tel qu’il nous est donné ». « Il est permis de le déplorer, conclut-il. Mais en ce cas, ce n’est pas la statistique qui est à incriminer, ce sont nos façons d’habiter le monde et de vivre avec nos semblables qui seraient à changer » (p. 298).