Cette semaine, Gaultier Bès nous parle poésie. Il nous invite à découvrir le poète ardéchois Emmanuel Echivard et son nouveau recueil, La Trace d’une visite, qui vient d’être publié aux éditions Cheyne.

Chaque mercredi à 8h, 12h45 et 19h20, retrouvez « La Courte Echelle », la chronique hebdomadaire de Gaultier Bès sur Radio Espérance.

On ne parle pas suffisamment de poésie. Et si l’on n’en parle pas assez, naturellement, c’est que l’on n’en lit, moi le premier, pas suffisamment.

Pourtant, plus notre société s’enfonce dans le vacarme, l’artificiel et le culte du profit, plus la poésie devient précieuse. Elle offre un espace de contemplation, d’émerveillement, de gratuité à qui veut bien prendre la peine d’y consacrer quelques instants. Elle se tient sur le seuil de nos engagements, notamment lorsqu’elle nous ouvre à la beauté du monde, de la vie, une beauté toujours en péril qu’il nous convient de préserver. Elle est en elle-même une méditation sur la fragilité de ce qui nous entoure, âmes, bêtes ou choses. Elle nous dispose à cette gratitude à l’égard de l’être, du vivant, qui est le fondement de tout écologie.

C’est en tous cas le sentiment qui m’a habité en lisant le remarquable recueil de poèmes récemment publié par Emmanuel Echivard, chez Cheyne Editeur. Cette petite maison d’édition, située en Ardèche, publie des livres depuis quarante ans : « son cœur est le poème, son désir l’exigence et le partage d’une parole qui, dans un climat d’incertitude morale et intellectuelle, ne renonce pas au labeur heureux de la conscience », lit-on sur son site.

De fait, le recueil d’Emmanuel Echivard, intitulé La Trace d’une visite, propose un étonnant itinéraire « vers ce qui reste et demeure ». S’ouvrant sur une citation de Philippe Jaccottet, « à la recherche de ce qui [dans la brume] échappe à la brume », ce livre est une sorte de jeu de piste, qui, de visage en geste, et de geste en parole, nous mène cahin-caha jusqu’au « ciel grand ouvert » (page 100).

Chaque poème se lit comme un dialogue intérieur, où la conscience du poète devise avec elle-même, semble parler d’un seul élan des et aux choses, et où le « je » quête une réponse qui tarde à venir.

La vallée est emprisonnée par l’été. Ses habitants se souviennent qu’un filet d’eau y coulait. Ils ont encore en mémoire son chant. A sa place, la poussière.

Tu es l’orage à venir.

Tout s’est arrêté.

C’est dans cette suspension, entre le figement et la catastrophe, la mort et la révélation, qu’une présence surnaturelle se fait jour :

Tu es un vertige, dit-il, le chaos de rochers que la brume a pris.

Puis l’après-midi a passé. Lui s’occupait des ronces à arracher. Il t’a oublié.

Mais quand le soir arrivera, il s’étendra sur le sol pour t’entendre passer. (p. 12)

Le poète, chemin faisant, guide ou égare son lecteur, c’est selon, lui fait « traverser des éboulis de pierre » (p.13). Le recueil de ces brefs poèmes en prose en forme de triptyque est une course d’orientation dont l’arrivée se dérobe sans cesse.

Là où il est, il n’y a pas de chemin. (p.13)

Et plus loin :

Il étouffe dans l’impossibilité de n’être que lui. […]

Il t’a cherché au fond de lui. Au fond de lui, rien ne demeure : tout le traverse.

Alors son regard supplie, de visage en visage. (p. 18)

le livre d’Emmanuel Echivard, on le comprend peu à peu, est une méditation sur la douloureuse absence de Dieu au milieu des vociférations du monde, de sa « dévastation » (p. 32) – ou sur sa présence si infime qu’elle n’est guère qu’une « faille » – « De quelle faille gémis-tu ? Que l’on nous dise où est ta faille ? » (p. 40)

Pourtant, et c’est en cela que ces poèmes peuvent se lire comme autant d’hymnes écologiques, Dieu n’est pas hors du monde, hors du monde qu’il a créé, hors de la Création qu’il a écrite. Il est partout nulle part, Deus absconditus, divinité tellement incarnée qu’elle se cache en chacun de nous, dans l’enfant mort, dans le vieil agonisant, comme dans le couple qui jouit :

Tu es celui qui pleures quand personne ne peut plus pleurer ; tu es celui qui appelle quand nous sommes tous rentrés chez nous ; tu es celui qui trembles à la place de l’humilié défait ; tu es le dernier mot d’amour, la seule caresse du père, le rire de la jeune fille, les mains ridées, l’odeur du matin. (p. 87)

Mais, plus étrange encore, face à la réduction du mystère de la vie en « calculs », face à ceux qui « croient qu’ils doivent s’emparer du monde », et l’aplanir, et le refaire à leur idée, ce Dieu qui est à la fois nulle part et partout devient le signe, le gage de la réalité primordiale. Il est ce « caillou » sur lequel bute le passant trop pressé, qui ne veut plus voir de la vie que ce qui l’arrange et qui « traqu[e] les mauvaises herbes » :

Tu mets des cailloux sur les routes pour rappeler la présence du monde. (p. 31).