Cette semaine, Gaultier Bès nous fait découvrir Le Désastre de l’école numérique, un livre-enquête captivant de Philippe Bihouix et Karine Mauvilly, paru à la rentrée aux éditions du Seuil. Pour approfondir ce sujet crucial, vous retrouverez un entretien de Philippe Bihouix  dans le prochain numéro de Limite. Rendez-vous le 4 octobre !

En ce temps de rentrée, je voudrais vous parler d’une enquête passionnante. Sujet de fond, de civilisation même, autrement plus décisif qu’une affaire de voile sur la plage, puisqu’il s’agit d’un livre sur l’école. Plus exactement, d’un livre sur l’obsession de la numérisation des pratiques scolaires, obsession qu’on retrouve dans tous les gouvernements successifs, quelle que soit leur orientation, et ce depuis des décennies.

Cosigné par l’historienne Karine Mauvilly et par l’ingénieur Philippe Bihouix, Le Désastre de l’école numérique se présente à la fois comme un réquisitoire et comme un plaidoyer. Réquisitoire contre l’artificialisation des expériences pédagogiques ; « plaidoyer pour une école sans écrans ».

« Pendant que certains cadres de la Silicon Valley inscrivent leurs enfants dans des écoles sans écrans, la France s’est lancée, sous prétexte de « modernité », dans une numérisation de l’école à marche forcée – de la maternelle au lycée. Un ordinateur ou une tablette par enfant : la panacée ? Parlons plutôt de désastre. L’école numérique, c’est un choix pédagogique irrationnel, car on n’apprend pas mieux – et souvent moins bien – par l’intermédiaire d’écrans. C’est le gaspillage de ressources rares et la mise en décharge sauvage de déchets dangereux à l’autre bout de la planète. C’est une étonnante prise de risque sanitaire quand les effets des objets connectés sur les cerveaux des jeunes demeurent mal connus. C’est ignorer les risques psychosociaux qui pèsent sur des enfants déjà happés par le numérique. »

Le Désastre de l'Ecole numérique, Seuil, paru le 24/08/16 17.00 €, 240 p. 240 pages

Le Désastre de l’Ecole numérique, P. Bihouix et K. Mauvilly, Seuil, 24/08/16, 17.00 €, 240 p.

Un des grands mérites de cette enquête est de montrer que ce projet d’imposer au plus vite les dernières innovations à l’école est en lui-même très ancien ! Il n’y a en effet rien de plus éculé que ce vœu d’une « révolution industrielle dans l’éducation », formulé dès la fin du XIXe siècle, et repris à chaque génération jusqu’à aujourd’hui. « Chaque fois qu’un nouveau médium a été découvert, qu’une nouvelle machine a été inventée, notent nos deux auteurs, l’école s’y est intéressée, comme frappée de fascination pour le high-tech, sautant d’un dispositif technologique à un autre au gré des innovations ». Il y a déjà plus d’un siècle, le grand inventeur Thomas Edison professait sa foi dans l’image animée : « bientôt les livres seront obsolètes dans les écoles », pronostiquait-il en 1913. On voit que, bon an mal an, le livre résiste plutôt bien aux déferlantes technologiques successives. En réalité, de la « lanterne magique » d’Alfred Molteni en 1878 au téléviseur, des premiers ordinateurs aux tablettes interactives, la croyance dans les vertus pédagogiques des appareils sophistiqués n’a cessé d’imprégner ministères et entreprises, et de coûter très cher non seulement aux finances publiques, mais aux élèves.

Karine Mauvilly et Philippe Bihouix, qui ont tous deux une grande expérience de l’enseignement, tirent rapidement deux conclusions : « la première, c’est que les prophéties les plus enthousiastes sur l’efficacité, l’attention des élèves, la révolution pédagogique ont finalement toujours été démenties ». La seconde, « c’est que l’on retrouve très souvent l’ombre des fabricants parmi les plus ardents promoteurs des technologies à l’école ». « Difficile de leur en vouloir : comment résister, lorsqu’on est un industriel, à un marché potentiel aussi gigantesque ? » La responsabilité revient plutôt aux décideurs politiques qui ont engagé des dépenses faramineuses au nom de la modernisation de la société et d’une introuvable hausse de niveau, « sans réelle réflexion préalable ». Bref, l’école numérique, c’est la fuite en avant permanente, et si ça ne donne pas les résultats escomptés, c’est à l’évidence parce qu’on n’a pas été assez vite et assez loin !

Avec une grande rigueur, les auteurs montrent au contraire que l’école numérique est non seulement un « désastre écologique » (chapitre 3) et une « trahison sociale et financière » (chapitre 5), mais « un choix pédagogique irrationnel » (chapitre 2). Sans compter les « inquiétudes sanitaires » résultant de la surexposition des enfants aux écrans, quant au développement neurologique, à la vue, au sommeil, à l’humeur, aux phénomènes d’addiction, ou encore à l’électrosensibilité et aux effets « cancérogènes possibles ». Dans leur avant-dernier chapitre, Karine Mauvilly et Philippe Bihouix, tous deux parents de plusieurs enfants, vont même jusqu’à évoquer le spectre d’un « effondrement sociétal », généré notamment par la remise en cause de fondements anthropologiques tels l’importance de l’effort, de la frustration et même de l’ennui dans la construction de soi.

Mais, effort louable, nos deux enquêteurs ne se contentent pas d’appeler à stopper la prolifération des écrans à l’école, ils esquissent les traits d’une école libre de toute interférence technologique, pour en faire un lieu d’approfondissement, « à l’abri de la société du spectacle ». Recentrage de l’école sur les matières de base, réaffirmation de la responsabilité éducative des parents, réorganisation du temps scolaire, effort soutenu sur le langage, apprentissage « par cœur », fréquentation accrue de la bibliothèque, refus du relativisme culturel au nom de principes universels, tutorat entre élèves, réveil corporel, valorisation des pratiques musicales et artisanales, port de l’uniforme, engagement des professeurs plus expérimentés dans les établissements sensibles, utilisation plus souples des dotations horaires, voire méthode dite du « bébé dans la classe »… De nombreuses pistes sont évoquées qui permettraient de ne plus réduire l’école à cette « base logistique des grandes firmes transnationales », où l’on prétend « habiter le monde » avant de « connaître son territoire », mais d’en faire un espace enraciné d’intelligence et de découverte.