« Il faut sauver la planète », dramatisent, entre deux vols d’avion, les puissants de ce monde. Sauf que ce n’est pas la planète qui est en danger : c’est nous ! C’est notre propre existence que nous menaçons en dévastant la nature : avec ou sans l’espèce humaine, le globe terrestre, lui, continuera sa ronde…

La fin du monde

On ne résoudra pas la crise écologique au nom de « la planète ». Mieux, l’idée même d’une « planète », qu’il s’agirait de « sauver », est une des causes du désastre. C’est juste­ment parce que nous considérons l’univers comme un agglomérat de planètes, un espace mathématique gouverné par la gravitation univer­selle, précis et froid comme une mécanique d’horlogerie, que nous nous sommes désintéressés de lui : il ne nous concerne plus. La pla­nète peut bien se réchauffer d’un ou deux degrés, nous avons déjà perdu l’essentiel : notre monde lui-même, considéré comme un cosmos har­monieux, où chaque être possède un sens et une valeur. C’est cette « révo­lution spirituelle » qu’analyse brillam­ment le philosophe Alexandre Koyré, dans Du Monde clos à l’univers infi­ni, publié aux États-Unis en 1957. La révolution copernicienne est d’abord une crise métaphysique : les découvertes successives de Copernic, Galilée, Kepler, Hooke et Newton, en invalidant l’hypothèse géocentrique, modifient les cadres mêmes de la pensée européenne. Le cosmos est détruit et remplacé par un espace géométrique infini, où des corps sans but se meuvent en ligne droite, seulement déviés de leur course par l’attraction mécanique des autres corps. À la hiérarchie de valeur qui structurait l’ancien monde succède un ensemble de forces sans autre rationalité que celle des for­mules mathématiques qui les modé­lisent.

Que reste-t-il alors à l’homme, que l’immensité de ces espaces infinis effraie ? Rien d’autre que sa propre subjectivité, cet ultime ref­uge contre toutes les équations, ce dernier rempart du sens que les révolutions psychanalytiques et sociologiques s’empresseront à leur tour d’ébranler. Et voilà le « moi haïss­able » de Pascal à poil sous la voûte étoilée. Sur quoi alors fonder une théologie, une morale, une politique, si nul ordre objectif ne peut légitim­er nos valeurs ? L’éthique des Anciens était justifiée par l’idée d’une finalité inhérente à toute chose, qui trou­vait sa place dans l’ordre du monde. Idem pour l’ordre de la cité, idem pour les critères de la beauté, idem pour le but de la science. Si la con­templation des harmonies naturelles n’est plus le but de la connaissance, alors à quoi bon chercher encore la vérité ? La science comme amour de la sagesse cède le pas à sa ver­sion moderne, technicienne, celle qu’annonçait Descartes, ce contem­porain de Galilée, lorsqu’il écrivait dans le Discours de la méthode, que le savoir avait désormais pour but de « nous rendre comme maîtres et pos­sesseurs de la nature ». Puisqu’il ne reste que des chiffres, autant qu’ils servent nos petits calculs. C’est ainsi que le monde d’Aristote devient un fonds à exploiter, un stock de res­sources à gérer selon la seule loi du profit, qui n’est après tout, comme celle de la chute des corps, qu’une fonction exponentielle.

Des chiffres et des êtres

Voilà pourquoi, au fond, nous n’avons cure de la planète. L’idée de la planète. L’idée de planète, ensemble de fluides et de forces, de ressorts et de ressources est le résultat d’une révolution scientifique qui a déjà détruit notre cosmos. Agiter des chiffres pour tenter d’éveiller notre attention ne fait qu’empirer l’affaire, parce que la mise en équation du réel est précisément ce qui l’a vidé de son sens, ce qui l’a transformé en terrain de jeu pour les investisseurs et techniciens. Ôtez de ma vue vos graphiques, vos statistiques et vos probabilités : si votre calculette est le seul étendard qu’il vous reste à brandir, il ne faut pas s’étonner qu’elle n’unisse aucune foule. Parce que le cœur d’une foule n’est ébranlé que par la quête d’un sens. Il n’est pas surprenant que les grandes utopies collectives aient vu le jour au moment même où le cosmos perdait toute sa valeur, les leaders politiques cherchant dans l’histoire ce destin qu’ils ne lisaient plus dans les étoiles. Eux aussi ont montré leurs limites. Au visionnaire comme au physicien, il faut répondre que ce qui importe, ce qui interpelle, c’est ce monde-ci, tel qu’il est perçu et vécu par un sujet, habité au quotidien en amont de toute modélisation.

C’est au sein de chaque famille qu’il faut traquer les déséquilibres induits par notre société consumériste, virtuelle, atomisée, artificialisée : comment mangeons-nous ? Comment nous divertissons-nous ? Quelles histoires racontons-nous à nos enfants ? Quels espoirs sont les nôtres ?

La nature, en effet, s’enracine au plus près de nos vies. Elle est d’abord, comme le voulait Aristote, cette nature de l’homme, animal social par excellence, qui s’épanouit en cercles concentriques, de la famille au village et du village à la cité. C’est au sein de chaque famille qu’il faut traquer les déséquilibres induits par notre société consumériste, virtuelle, atomisée, artificialisée : comment mangeons-nous ? Comment nous divertissons-nous ? Quelles histoires racontons-nous à nos enfants ? Quels espoirs sont les nôtres ? S’il faut être écologiste, c’est parce que la vision qu’on nous vend est laide et frustrante. Laides les zones commerciales. Laids les emballages de produits industriels. Laids les catalogues de noël. Laides nos émissions télé, nos autoroutes, nos armoires Ikéa. C’est notre monde immédiat qu’il faut restaurer : alors seulement nous comprendrons que tout est lié, et que la laideur de notre monde a pour conséquence la destruction des mondes lointains. On prend mieux conscience de la ruine de la diversité en comparant les rayons de nos supermarchés à des recettes de cuisine médiévale qu’en regardant des reportages Arte. Là où ne subsistent plus que des monocultures standardisées, on découvre des plantes inconnues et des animaux oubliés : purée d’hélianthi aromatisée au méum et tanaisie, salade de maceron et mauve au galanga, fricassée de pluvier et géline, sauce safranée, etc. On prend mieux la mesure de la pollution atmosphérique en allant faire un tour en forêt qu’en lisant les rapports du GIEC. C’est en décortiquant nos poubelles que nous saisirons quel gaspillage est le nôtre. C’est ce monde-là qu’il faut regarder en face, et non la rassurante rotondité d’une planète qui nous est étrangère, et qui, au fond, n’en doutons pas, survivra bien sans nous.