La simplicité est-elle la valeur révolutionnaire par excellence? Commentant Bookchin, Castoriadis, Pasolini ou Gorz, l’écrivain Falk Van Gaver se propose de répondre à cette question.

Eloge de la vie simple : ce n’est pas le titre de couverture du prochain numéro de Limite, mais celui du dernier hors-série du Point. Très bien fait, au demeurant : on y trouve les principaux inspirateurs de la simplicité de vie, principalement ceux de la tradition occidentale – depuis l’antiquité grecque et romaine (Socrate, Diogène, Epicure, Sénèque…) jusqu’aux temps modernes (Rousseau, Thoreau, Ruskin, Tolstoï, Kropotkine, les luddites…) en passant par la chrétienté (Jésus, les Pères du désert, Bernard de Clairvaux, François d’Assise…) sans oublier le XX° siècle (Gandhi, Giono, Lanza del Vasto, Schumacher, Illich, Ellul…) – avec quelques ouvertures sur les traditions orientales (hindouisme, bouddhisme, taoïsme…).

Non content de prêcher la seule simplicité volontaire, ce numéro ouvre à une véritable critique du capitalisme et fait la part belle à la décroissance avec une introduction de Serge Latouche soulignant les limites du changement individuel et la nécessité d’un changement collectif – c’est-à-dire, politique : « La logique globale est plus forte que notre volontarisme personnel. »

Il rejoint ainsi les conclusions de Murray Bookchin (1921-2006) sur l’insuffisance et l’injustice de faire peser sur les seuls comportements des consommateurs – se voudraient-ils « consomm’acteurs » – la responsabilité de la « transition écologique » : « Il est inexact et injuste de faire croire aux gens qu’ils sont personnellement responsables des risques écologiques du moment parce qu’ils consommeraient et prolifèreraient trop volontiers. »

« On ne peut pas plus « persuader » le capitalisme de limiter sa croissance qu’un être humain de cesser de respirer »

bookchinMurray insiste : « Les belles paroles moralisatrices prononcées aujourd’hui par toutes sortes d’écologistes pleins de bonnes intentions sont tout aussi naïves que celles des firmes multinationales sont manipulatrices. On ne peut pas plus « persuader » le capitalisme de limiter sa croissance qu’un être humain de cesser de respirer. Les tentatives de rendre le capitalisme « vert » ou « écologique » sont condamnées d’avance par la nature même du système, qui est de croître indéfiniment. »

Bref, halte à la moraline écolo-publicitaire des gouvernants et des entrepreneurs, ce qu’il faut, c’est non seulement un changement de paradigme économique, mais une véritable révolution  systémique.

Bien sûr, il existe depuis l’origine une forte dimension personnaliste dans le mouvement écologiste. La défense de la personne et de la nature, loin d’être opposées, sont intrinsèquement liées, comme le souligne Théodore Roszak (1933-2011) : « Est-ce simplement par hasard que, dans notre société industrielle, la dissidence attaque sur ces deux fronts à la fois, pour protéger la personne et la planète ? Ou y a-t-il un lien qui unisse ces deux mouvements ? »

Mais le « principe responsabilité » cher à Hans Jonas ne repose en réalité pas tant sur chacun que sur la société – et l’humanité – dans son ensemble, comme appuie André Gorz (1923-2007) : « Je n’aime pas l’approche kantienne de Jonas. Il en appelle au sens de la responsabilité de chacun, individuellement. Mais je ne vois pas comment des choix individuels changeront « rapidement et radicalement » notre modèle de consommation et de production. »

Il ne croit pas que la seule écologie au sens de prise en compte de l’environnement dans le même système économique soit suffisante pour réellement sauver l’homme ni la planète : « L’écologie, c’est comme le suffrage universel et le repos du dimanche : dans un premier temps, tous les bourgeois et tous les partisans de l’ordre vous disent que vous voulez leur ruine, le triomphe de l’anarchie et de l’obscurantisme. Puis dans un deuxième temps, quand la force des choses et la pression populaire deviennent irrésistibles, on vous accorde ce qu’on vous refusait hier et, fondamentalement, rien ne change. »

« Que voulons-nous? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme? »

Il va plus loin en posant la véritable question : « C’est pourquoi il faut d’emblée poser la question franchement : que voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme et, par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ? Réforme ou révolution ? »

Utopie ? À cette habituelle critique de toute critique, Gorz répond justement : « L’utopie ne consiste pas, aujourd’hui, à préconiser le bien-être par la décroissance et la subversion de l’actuel mode de vie ; l’utopie consiste à croire que la croissance de la production sociale peut encore apporter le mieux-être, et qu’elle est matériellement possible. »

Pour aller plus loin que Le Point, le lecteur de Limite approfondira quelque peu sa découverte de la pensée critique écologique avec la collection « Les précurseurs de la décroissance » aux éditions Le passager clandestin : il y trouvera dans de petits volumes de poche à prix modeste une brève anthologie précédée d’une introduction par un décroissant contemporain (Serge Latouche, Thierry Paquot…) des grands précurseurs : les anciens – Lao-Tseu, Diogène, Epicure… –, les modernes – Léon Tolstoï, Pierre Kropotkine, Charles Fourier, Jean Giono, Lanza del Vasto, Lewis Mumford – et les contemporains – Cornélius Castoriadis, Théodore Roszak, André Gorz, Murray Bookchin…

French philosopher and  economist Cornelius Castoriadis at home in Paris,FRANCE-28/09/1990/0908141650

Cornelius Castoriadis

C’est notamment parmi ses derniers qu’il trouvera des pistes constructives pour une nouvelle société, des inspirations convergentes et concrètes entre la « société autonome » de Castoriadis, le « municipalisme libertaire » de Bookchin et l’ « écosocialisme » de Gorz. Comme le dit Castoriadis, « la question pour nous est de savoir : est-ce que nous voulons cette industrie moderne telle qu’elle est et avec ses supposées conséquences, parmi lesquelles l’oligarchie politique, parce que c’est de cal qu’il s’agit en fait, et c’est cela qui existe d’ailleurs ; ou bien voulons-nous une véritable démocratie, une société autonome ? »

« La « tolérance » de l’idéologie hédoniste voulue par le nouveau pouvoir est la pire des répressions de toute l’histoire humaine ».

À ces précurseurs de la décroissance, on ajoutera volontiers Pier Paolo Pasolini (1922-1975), assassiné un lendemain de Toussaint il y a cinquante ans, lui, le poète, le cinéaste, l’écrivain, le militant, le défenseur des dialectes régionaux et populaires, l’auteur des Écrits corsaires et des Lettres luthériennes à lire et relire encore à chaque génération, lui, éternel grand-frère radical et marginal, qui critiqua le fascisme intrinsèque de la société de consommation : « Aucun centralisme fasciste n’est parvenu à faire ce qu’a fait le centralisme de la société de consommation. Le fascisme proposait un modèle, réactionnaire et monumental, mais qui restait lettre morte. Les différentes cultures particulières (paysannes, sous-prolétariennes, ouvrières) continuaient imperturbablement à s’identifier à leurs modèles, car la répression se limitait à obtenir leur adhésion en paroles. De nos jours, au contraire, l’adhésion aux modèles imposés par le centre est totale et inconditionnée. On renie les véritables modèles culturels. L’abjuration est accomplie. On peut donc affirmer que la « tolérance » de l’idéologie hédoniste voulue par le nouveau pouvoir est la pire des répressions de toute l’histoire humaine. »

original

Pasolini

Faisant comme un écho à Lewis Mumford (1895-1990), pour lequel « le retour en arrière est, aujourd’hui, le seul moyen d’aller de l’avant », Pasolini chante avec vigueur, contre le développement capitaliste industriel, la « force révolutionnaire du passé » : « Revenons en arrière, les poings fermés, et faisons table rase. Et vous ne serez plus devant le fait accompli d’un pouvoir désormais voué à durer éternellement. Votre problème ne sera plus de sauver ce qui peut l’être. Pas de compromis. Revenons en arrière. Vive la pauvreté. Vive la lutte communiste pour les biens nécessaires. »

« L’Église pourrait être le guide, grandiose mais non autoritaire, de tous ceux qui refusent le nouveau pouvoir de la consommation. »

Disciple de Jésus-Christ et d’Antonio Gramsci, chrétien hérétique et marxiste hétérodoxe, Pasolini sera un grand déçu du Parti communiste –  dont il est exclu dès 1950 –  et de l’Église catholique – de laquelle il attendait, non l’aggiornamento, mais au contraire la résistance à l’aliénation consumériste de l’humanité et à la destruction industrielle du monde : « L’Église pourrait être le guide, grandiose mais non autoritaire, de tous ceux qui refusent (c’est un marxiste qui parle, et justement en qualité de marxiste) le nouveau pouvoir de la consommation, qui est complètement irréligieux, totalitaire, violent, faussement tolérant et même, plus répressif que jamais, corrupteur, dégradant… C’est donc ce refus que l’Église pourrait symboliser, en retournant à ses origines, c’est-à-dire à l’opposition et à la révolte. »

Les Églises d’Europe, largement embourgeoisées et en perte de vitesse, ne pouvaient certes guère répondre à ce vœu, coincées entre leur conformisme sociétal et leur peur du communisme : ce sont davantage celles du Tiers-monde, avec le mouvement de la théologie de la libération notamment, qui incarneront souvent jusqu’au martyre cette espérance de Pasolini – lequel, sans nul doute, aurait été à la fois admirateur et aiguillon – c’est-à-dire, aussi bien, ami – du pape François, premier pontife non-européen depuis longtemps, premier aussi à exprimer aussi frontalement la critique chrétienne du capitalisme. Nous pouvons aujourd’hui clamer de concert : Viva Pa’ e viva il Papa !

 

Une petite biblio :

Collection « Les précurseurs de la décroissance », Éditions « Le passager clandestin », 8 euros le volume pour une centaine de pages environ : lepassagerclandestin.fr Parmi les derniers volumes parus : Lewis Mumford pour une juste plénitude, Theodore Roszak vers une écopsychologie libératrice, Murray Bookchin pour une écologie sociale et radicale, Cornélius Castoriadis ou l’autonomie radicale, André Gorz pour une pensée de l’écosocialisme

À lire également :

Manuel Cervera-Marzal et Eric Fabri, Autonomie ou barbarie. La démocratie radicale de Cornélius Castoriadis et ses défis contemporains, Le passager clandestin, 2015, 340 pages, 18 euros

Pour découvrir Pasolini :

Pierre Adrian, La Piste Pasolini, Éditions des Équateurs, 2015, 190 pages, 14 euros

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