Si l’écologie est la science des relations, et si la démarche dite d’écologie intégrale consiste à restaurer des liens vivants rompus, il en est un par excellence qui doit nous préoccuper. Un d’autant plus difficile à restaurer que nous ne savons très bien ni quand ni comment nous l’avons rompu. Il s’agit du lien avec la Nature ; pour une fois, au sens le plus commun du terme, celle qui nous entoure.

Il s’agit de parler de Nature, de La peur de la Nature au sens que lui donne François Terrasson dans le livre éponyme et fondateur (éd. Sang de la terre, 1988-2007). J’aurais pu parler de biodiversité. Mais ce n’est pas tout à fait pareil. « La biodiversité », c’est très technique. La Nature, c’est la biodiversité en liberté, c’est ce qui nous préexiste et vit hors de nos règles, et qui pour cela nous terrorise.

C’est avec elle qu’il faut renouer nos fils. Cesser d’apprivoiser la Nature pour apprivoiser la peur de la Nature. Aucune société se voulant écologique ne peut sauter cette étape. Et ce n’est pas gagné.

C’était il y a quelques semaines ; une personne férue de transition écologique et d’agriculture paysanne rapportait cette description qu’on lui avait faite de la campagne dans l’ouest lyonnais : « La déprise agricole est telle que la friche envahit l’espace ; et ces friches sont infestées de vipères, à tel point que les randonneurs n’osent plus s’aventurer là ». Fantasme. S’il est certain que l’agriculture locale est en difficulté, ce qui marque le territoire est bien moins l’extension de la friche que celle des surfaces bétonnées. Quant aux vipères, en dépit de nombreuses prospections ciblées de la part des spécialistes, elles sont désespérément rares… Au reste, randonneur, demandez-vous : quand avez-vous croisé sur votre chemin pour la dernière fois une vipère, ou même un serpent quel qu’il fût ?

L’obsession du contrôle de l’Homme sur la Nature 

Mais l’épisode a valeur de fable. Reformulons : la déprise agricole est telle que la friche envahit l’espace : c’est-à-dire que l’agriculture ne peut plus remplir sa mission de mise en valeur, d’ordonnancement du cosmos,  de police de ce qui a le droit de vivre et prospérer ; cela engendre des territoires hors de contrôle, des zones de non-droit biologique ; et dans ces friches que prospère-t-il ? L’ennemi, le mal : le serpent venimeux.

En somme : que l’homme relâche sa pression sur le paysage, et c’est, aussitôt, le désordre, le chaos, peuplé d’êtres hostiles et répugnants. L’emprise, le quadrillage – au sens militaire – de l’espace par l’action organisatrice de l’homme, l’éradication de la vie non contrôlée irait de soi, en une mission d’essence divine. Voilà qui fleure le fond des âges plutôt que le paradigme productiviste et technolâtre de notre temps. Ou plutôt les deux à la fois.

S’il est des faits documentés, la crise d’extinction biologique contemporaine en fait partie, ainsi que son origine anthropique. Il n’est pas d’espèce en voie d’extinction pour laquelle on n’ait démontré quels étaient les facteurs de la chute, et désigné le responsable. Si vous avez un doute, voyez par exemple les travaux de Génot sur la Chouette chevêche. Ce phénomène est récent et n’a pu exister avant que l’homme ne dispose des moyens, et surtout de l’énergie folle qu’exige ce rabotage planétaire, ce grand remplacement des écosystèmes par leur copie technique, bien contrôlée, bien gavée d’intrants. Sus à l’inutile ! Retraçons les lignes ; recalibrons les rivières ; expulsons les arbres ; traçons un paysage propre et productif, une gigantesque usine vivante, bardée de machines, d’indicateurs et de cadrans. Oui, ce phénomène est récent.

Il n’empêche que la terreur de la Nature, comme Terrasson l’a bien montré, s’ancre plus loin ; elle plonge dans notre très ancien statut de proie, nos répulsions d’instinct pour le grouillant, le gluant, l’enchevêtré, d’où jaillit le prédateur. Plongeons dans les Physica, d’Hildegarde de Bingen. La mystique rhénane, pour une fois peu inspirée, compile les sciences de la vie de son temps sans en tirer les leçons de ses visions. Chaque être y est classé en utile ou non, et le froid, le grouillant, l’humide et le gluant y tiennent la place d’horreur.

« Hors de nos mains, ce n’est pas le chaos, mais un système »

La surexploitation techniciste moderne ne doit pas sa violence à la seule puissance de ses outils. Elle et la vieille peur de la Nature se fécondent l’une l’autre, poussées dans un même terreau, celui d’un mortel et colossal malentendu. Et ainsi naît ce fruit pourri qu’est la dévastation du jardin qu’on appelait la Terre. Un jardin. C’est le premier point de malentendu. La Nature serait un chaos, incompréhensible, ne pouvant engendrer, hors de la poigne de fer de la technique, rien d’ordonné, ni de bon. « La nature se porte mieux quand on la gère ». « Je suis sûr qu’il y a encore plus de biodiversité dans un jardin que dans vos soi-disant espaces naturels. » « La nature, c’est l’anarchie ».

Point, point. C’est un jardin, parce que son agencement obéit à des règles. Tantôt d’airain, tantôt de velours, parce que la nouveauté foisonne, parce que l’évolution pousse toujours une nouvelle patte imprévue. Ces règles s’appellent écologie des espèces, ou encore successions écologiques. Ni plante ni animal ne survit si le milieu ne lui fournit le gîte et le couvert, et chacun possède, en la matière, un spectre de tolérance. Comme chacun, par sa simple présence, modèle « l’environnement », il influe sur la possibilité d’installation de ceux qui l’entourent. L’arbuste insensible au grand soleil croît dans la clairière. À son ombre modeste croîtra le pin sylvestre, puis sous celle de ce dernier, le chêne et ainsi de suite. Et les oiseaux, et les insectes associés à chacun.

Hors de nos mains, ce n’est pas le chaos, mais un système. Or nous avons trop tardé à le connaître. La science écologique, dernière née des sciences de la vie, peine à se faire entendre. Elle n’existait pas quand nous avons tiré des Lumières et de nos connaissances d’alors les outils mentaux qui servent, encore aujourd’hui, de cadre à notre exploitation du monde. Nous avons fourré la plante sous nos microscopes, mais nous n’avons pas appris à la voir dans son monde, dans le monde. Notre prisme utilitariste a considéré chaque espèce, chaque essence, chaque variété comme utile, neutre ou nuisible, en l’arrachant à son écosystème. Ainsi, nous croyant très rationnels, nous avons raté, comme on saute un chapitre clé, la façon dont une espèce dépend de celles qui l’entourent, y compris s’agissant des espèces que nous choisissons de produire. Et nous voilà occupés à les déraciner, pour les acclimater dans nos sinistres plaines céréalières où rien ne vit sinon les machines et leurs pilotes, et les pilotes moins encore que les machines.

Cette science partielle, segmentée, émiettée, nous l’avons appelée Progrès, et voilà pourquoi nous n’osons pas y renoncer. C’est pourtant une autre science, la science des relations, qui nous y appelle. Et nous plongeons nos pelles mécaniques dans de fragiles dentelles avant même de les comprendre. Nous croyons alors ordonner le monde et poursuivre le dessein du Créateur. A la vérité, nous ressemblons plutôt à un mioche démolissant à coups de pied des maisons en Lego pour en trier les briques par couleur. Et c’est autant la science que l’Écriture qui nous le dit.

Il y a pire. En « recalibrant » le monde à coups de bulldozer, nous conjurons notre peur, nous repoussons l’Ennemi. La Nature ne serait pas que chaos, mais sourde menace. Elle doit être cachée. Qu’elle ressurgisse, et c’est l’alarme. La pullulation, le débordement, l’irruption du Mal. On voit deux Buses sur des piquets ? Une colonie de Corbeaux freux s’installe en ville ? « Mais enfin, c’est bien la preuve qu’il y a un déséquilibre quelque part ! » Et de conclure : « c’est Hitchcock ! On a peur ! ».
Non, le « jardin » de la Nature n’est pas un paradis. Ce devait l’être, et ce le sera de nouveau quand tout sera transfiguré. D’ici là, des tigres tuent des hommes, et des moustiques aussi. 

Voire. Il y a beau temps que l’homme est à lui-même son pire ennemi, et beau temps qu’il sait, quand il s’en donne la peine, juguler le paludisme sans devoir, pour autant, détruire le moindre marais. La Nature n’est ni hostile, ni d’ailleurs bienveillante ; elle est faite de compétition et de coopération, et d’ailleurs, bien plus de coopération que de cet éculé struggle for life. Qu’on pense, par exemple, aux mycorhizes, ces stupéfiantes associations racinaires entre arbres et champignons qui permettent à tous de prélever dans le sol les éléments minéraux dont chacun a besoin. A l’évolution conjointe entre Orchidées et pollinisateurs. Ou encore aux nurseries des Tadornes de Belon – de gros canards littoraux – où quelques adultes surveillent ensemble les poussins de plusieurs nichées.

Ici aussi, l’idéologie de la technique, de la machine et du profit, ont projeté en retour des fantasmes sur nos vieilles terreurs de proie balourde des tigres à dents de sabre, et modelé de la Nature l’image d’une terrifiante arène.

Ici encore, face à l’hybride malsain d’un « progrès »-tractopelle et de peurs archaïques, c’est un autre croisement, plus fécond celui-ci, qui peut nous sauver. L’écologie-science balaie nos fantasmes ; elle sait voir la richesse des liens, le flot continu de nouveauté, où nous ne voyons que lutte et sélection. Elle montre que ces liens peuvent nous nourrir comme des vaisseaux chargés de sève, si nous cessons de les rompre. Il ne reste qu’à tout renouer avec ce que nous dit le Créateur de sa propre Création. La peur est conjurée, l’utilitarisme dépassé, la technique ramenée à sa juste place.

La transition écologique, ce n’est pas un monde d’éoliennes au garde à vous plantées dans le gazon bien ras ou le champ d’OGM bien carré. C’est dépasser enfin la peur que nous inspire le foisonnement de la vie. Alors, et alors seulement, nous pourrons envisager une société d’écologie intégrale.