Alors que la Jordanie est restée à l’écart des révolutions arabes qui ont balayé nombre de pays voisins, elle est aujourd’hui traversée par un vent de révolte populaire en raison de réformes économiques et sociales impopulaires. Vinciane Joly, Française étudiant l’arabe à Amman, nous explique en détail les raisons de cette grogne populaire.

« Pain, liberté, justice sociale » : la révolte contre les taxes et l’impôt

« Le peuple veut la chute du gouvernement », tel était le slogan repris en chœur par les manifestants, hier soir à Amman, au cinquième jour de manifestations contre un projet de loi fiscale. Un slogan qui fait écho à celui de la place Tahrir lors de la révolution égyptienne de 2011, conduisant à la chute du régime en quelques semaines. Ils contestent l’augmentation des impôts et leur élargissement aux salaires modestes – environ 9700 euros par an – ainsi que la question de nouvelles taxes sur l’essence et l’électricité – et cela sans services sociaux efficaces. Les entreprises subissent aussi la loi de plein fouet avec une croissance d’entre 20 et 40% de leurs impôts.

Pourquoi des mesures aussi brusques dans un contexte économique et social déjà explosif ? Le gouvernement suit les recommandations du Fonds monétaire international (FMI) et de la banque mondiale parmi d’autres réformes structurelles pour réduire la dette. En janvier, l’aide pour l’achat du pain a été supprimée et le prix du carburant a déjà augmenté. Depuis le début de la crise syrienne et l’afflux massif des réfugiés (plus d’un million), le coût de la vie a grimpé en flèche dans ce pays exempt de richesses naturelles et déjà endetté à hauteur de plus de 90% de son PIB. On retrouve les mêmes causes de colère qu’en Égypte et en Syrie en 2011 : la libéralisation à marche forcée prônée par les instances internationales en échange de l’annulation d’une partie de la dette, avec à la clef, la hausse du coût de la vie et le creusement des inégalités.

À l’initiative des syndicats, un premier grand rassemblement s’est tenu mercredi, réclamant le retrait de ce texte qui fait consensus… contre lui. Aussi certaines entreprises ont-elles même accordé deux heures de pause à leurs employés pour qu’ils puissent se joindre à la protestation. Depuis, le mouvement s’étend à tout le pays et s’amplifie. Les routes sont bloquées et des manifestations nocturnes spontanées ont lieu depuis cinq jours à Amman et dans les grandes villes. Malgré les violences policières qui sont venues émailler ces rassemblements, des dizaines de milliers de jeunes se sont rassemblés.

« Yallah parlons politique » : récit de l’éveil d’une conscience politique

Le quatrième cercle, lieu prévu de la manifestation, près des bureaux du Premier ministre, est bouclé. Les accès sont fermés par plusieurs centaines de policiers qui refoulent les manifestants potentiels en amont du lieu. Des rassemblements clairsemés se forment ici et là, vite dispersés les forces de l’ordre. Les rues fourmillent. A défaut de passer à pied, certains protestataires agitent des drapeaux par les fenêtres des voitures. Après plusieurs détours, un attroupement finit par se former à quelques centaines de mètres du rond-point. Ils étaient trois mille la veille, ils sont désormais le quadruple, formant une large marée humaine sur l’avenue. Au premier plan, de jeunes hommes tentent de briser les colonnes de gendarmes pour accéder au lieu prévu originellement, certains sont embarqués sous les cris de « laissez-les partir ». L’ambiance est survoltée sur ce terrain vague. C’est un peuple qui s’unit. Tous sont présents, riches et pauvres, jeunes et vieux, socialistes et Frères musulmans, Jordaniens d’origine palestinienne et d’origine bédouine. L’ambiance est fraternelle : chacun s’aide à grimper sur les barrières. Quelques stands de thé sont dressés à la va-vite, pour rafraîchir les manifestants assoiffés lors des nuits du mois sacré de Ramadan. À peine lancés, les slogans sont repris en chœur. « Paix, liberté, justice sociale », « Rassemblez-vous, ô notre peuple, unissons-nous main dans la main », « Gouvernement voleur, sous-fifre de l’Amérique », « Liberté, liberté », « Allah nous n’avons plus que toi », « La mort plutôt que l’humiliation ». Un groupe de jeunes entonne, mi-chantant, mi-criant, l’histoire d’Ali Baba et des quarante voleurs : comme eux le gouvernement prétend protéger le pays alors qu’il le détrousse en cachette. Vers minuit, le mouvement prend des accents lyriques lorsque, au-dessus des sirènes, s’élève « Mawtini », hymne symbolique de l’unité du peuple arabe, et que les voix s’écrient « Ma patrie, la jeunesse ne renoncera jamais, elle ira jusqu’au bout pour ton indépendance. Nous boirons la mort, mais jamais ne serons esclaves de nos ennemis ». Là encore, le mouvement est très spontané. Des meneurs interpellent un temps la foule avant de céder leur place. Jusque tard dans la nuit, des jeunes, suivant le live sur les réseaux sociaux, rejoignent le rassemblement.

Un peuple exténué et exaspéré

Qu’y a-t-il au-delà de la poésie ? De la crainte d’abord, celle de Hassan, un étudiant qui préfère exprimer son opinion en anglais de peur d’être attrapé par les moukhabarat (services secrets), alors qu’il voyage dans quelques jours. De l’amertume ensuite, celle de Mahmoud, jeune ingénieur qui s’exclame : « Bien sûr on manifeste, on montre notre désaccord, mais ce n’est pas l’Europe ici, ce n’est pas la démocratie, on subit la prise de décisions, on n’a pas d’influence sur notre destin ». De l’enthousiasme enfin, celui de Ward, un des meneurs, qui crie au « moment historique », c’est en effet la première fois qu’éclot une telle conscience politique en Jordanie.

Mais c’est surtout l’exaspération qui règne, après des années d’acceptation passive, il n’y a plus d’argent comme le dit le nom du mouvement (Ma’anach). En effet, le régime sait que les Jordaniens sont prêts à accepter beaucoup d’injustices, tout plutôt que le chaos qui règne chez leurs voisins. Tous ont en mémoire l’échec des espoirs nés lors des mouvements populaires de 2011 en Égypte et en Libye. Reste que le malaise économique demeure et que le risque que la protestation économique se mue en contestation politique plus profonde est réel : le thème de la corruption qui gangrène le pays est dans toutes les bouches. Une telle situation encourage la montée en puissance des Frères musulmans et des salafistes qui pourraient récupérer le mouvement, ils s’y essaient déjà en distribuant eau et sandwich chawerma dans les rassemblements. Le défi pour le gouvernement est d’enrayer la montée en puissance de la contestation, il a déjà ajourné les augmentations de carburant et d’électricité. Le Premier ministre Hani Mulqi a démissionné. Mais le projet de loi demeure. De nouvelles manifestations sont prévues tous les soirs jusqu’à mercredi, jour de grève.