« Le calcul, sous l’égide duquel on contracte, tend à occuper la place jadis dévolue à la loi comme référence normative ». Ainsi est introduit le cours intitulé La Gouvernance par les nombres enseigné par le juriste Alain Supiot entre 2012 et 2014 au Collège de France. Cette introduction est un modèle de densité et de clarté, une perle à lire. Quelle est la vocation de la loi ? Supiot explique comment la globalisation remet en cause la vision traditionnelle de la loi. Elle serait devenue aujourd’hui instrument d’un marché compétitif, au détriment in fine de la protection des plus faibles. Éléments de réflexion.

Pour poser l’enjeu, il peut être rappelé ceci : gouverner une société est un problème vieux comme le monde. Depuis l’Antiquité, une nécessité s’est toutefois dégagée : que tous les hommes soient soumis à une règle qui les dépasse et qu’ainsi le pouvoir ne soit prisonnier de l’arbitraire d’une personne. C’est ce qu’on nomme l’hétéronomie, la norme vient de l’extérieure. Même les monarques se réclament d’une autorité extérieure, par exemple dépositaire d’une dynastie, d’une nation, d’une responsabilité devant Dieu…espérons au bénéfice des plus petits et fragiles.

Le Gouvernement par la loi ou la cristallisation de la société

Dans la fameuse introduction, Alain Supiot pose : « Le droit est un fait de culture qui inscrit dans la durée les représentations du monde qui dominent une époque donnée. » Autrement dit, le droit est l’expression d’une société sur elle-même. Par exemple dans le Code civil français, le nouvel article 143 dispose que « Le mariage est contracté pas deux personnes de sexe différent ou de même sexe ». C’est l’expression de la société sur elle-même. Plus encore, Supiot continue « La règle de droit, à la différence de la norme biologique ne procède pas exclusivement de l’observation des faits. Elle ne donne pas à voir le monde tel qu’il est, mais tel qu’une société pense qu’il devrait être, et cette représentation est l’un des moteurs de sa transformation ». La loi est comme l’expression de la société sur ce qu’elle voudrait être.

La loi, comme le langage, est la grammaire qui permet l’autonomie de chacun dans son cadre.

Plus loin dans le cours, Supiot poursuit l’enjeu traditionnel : « La gouvernance par les nombres partage avec le gouvernement par les lois l’idéal d’une société dont les règles procèdent d’une source impersonnelle et non pas de la volonté des puissants. Elle s’en distingue par son ambition de liquider toute espèce d’hétéronomie, y compris celle de la loi. Car là où la loi règne souverainement, elle constitue une instance hétéronome qui s’impose à tous, et cette hétéronomie est la condition première de l’autonomie dont jouissent les hommes sous son règne ». La loi est comme une règle du jeu, venant du dehors, qui permet l’autonomie de tous. Supiot y voit le même mécanisme qu’avec le langage « (…) ce montage normatif est le même que celui de l’institution du langage. Pour pouvoir s’exprimer librement, chaque locuteur doit se soumettre à la loi de la langue dans laquelle il parle. Pour évoluer librement, chaque citoyen doit commencer par se soumettre aux mêmes lois du pays dans lequel il vit ». La loi, comme le langage, est la grammaire qui permet l’autonomie de chacun dans son cadre. Si le langage est pauvre pour s’exprimer, de nouveaux mots apparaissent. Si la loi est insuffisante pour encadrer une pratique (par exemple l’envahissement des classes par les smartphones), de nouvelles lois apparaissent (par exemple pour interdire les smartphones dans les écoles).

Pour résumer, une bonne loi pour Alain Supiot est une loi qui « colle » au plus près de la société. Elle dit et cristallise au mieux ce à quoi la société, dans une époque donnée, aspire et elle encadre au mieux pour permettre à cette société de grandir en responsabilité.

La gouvernance par les nombres ou l’instrument d’efficacité

Toujours dans sa brillante introduction, Supiot pose le constat suivant « On n’attend plus des hommes qu’ils agissent librement dans le cadre des bornes que la loi leur fixe, mais qu’ils réagissent en temps réel aux multiples signaux qui leur proviennent pour atteindre les objectifs qui leur sont assignés. » La normativité n’est plus en termes de législation, mais en termes de programmation. La loi n’est plus la règle du jeu, mais l’instrument de performance. Car pour Supiot « Le projet de globalisation est celui d’un marché total, peuplé de particules contractantes n’ayant entre elles de relations que fondées sur le calcul d’intérêt. »

La normativité n’est plus en termes de législation, mais en termes de programmation. La loi n’est plus la règle du jeu, mais l’instrument de performance.

Dans la gouvernance par les nombres, le calcul et le chiffre jouent le rôle de source impersonnelle, de fondement de l’harmonie de société. Le réel est simplifié dans le chiffre. C’est la différence entre la carte et son territoire. Par ailleurs, là où le droit permettait une interprétation et une adaptation dans l’application (via par exemple la jurisprudence des tribunaux), le chiffre et la performance n’attendent qu’une seule manière d’application, la voie économique. Au lieu d’être une cristallisation de ce que la société devrait être, la loi est un instrument pour rendre la société plus efficace. C’est d’ailleurs pour cela qu’il y a un marché du droit: on choisit son pays en fonction de l’efficacité des différents droits nationaux. La loi se retrouve donc soumise à l’impératif d’efficacité, et ce faisant le débat politique est mort. On ne discute plus de quel est l’objet (politique), mais de comment l’atteindre efficacement (technocratie). Cette loi est-elle compétitive sur le marché mondial ?

Vers une société compétitive?

Poussant plus loin le raisonnement, Supiot s’interroge sur ce qu’il nomme la « féodalisation du droit ». Puisque la loi n’est plus qu’instrumentale dans la compétition des intérêts, alors son édiction obéit aussi à une compétition. C’est à celui qui parle le plus fort pour infléchir la norme dans son intérêt. D’où pour Alain Supiot un nouveau système d’allégeance au sein de ce que les juristes nomment le « droit souple » (soft law). Ce ne sont plus les États qui posent les normes (le « droit dur ») mais le droit serait issu d’une coproduction avec acteurs (de type Google ou Facebook?). L’État est fragilisé, les « groupes d’allégeance » se renforcent.

Puisque la loi n’est plus qu’instrumentale dans la compétition des intérêts, alors son édiction obéit aussi à une compétition. C’est à celui qui parle le plus fort pour infléchir la norme dans son intérêt.

Ainsi Le Gouvernement par les nombres pose juridiquement la question d’une fabrique de la loi soumise au calcul. Cette nouvelle référence normative fragilise la capacité des États à poser la loi comme expression de la société et cadre d’autonomie ; elle les soumet plutôt à un impératif de performance. La loi devient un instrument au service du chiffre.

Dans cette optique, quelle place pour le plus faible? Parce qu’historiquement le droit est l’outil de protection du faible, l’État prête sa puissance coercitive au démuni. Dans le gouvernement par la Loi, l’État venait ainsi protéger les plus faibles au nom d’une norme extérieure – le principe de fraternité par exemple. Mais désormais dans la gouvernance par les nombres, puisque le débat n’est plus sur la finalité (on parle d’indicateurs) mais sur les moyens efficaces, et puisque l’État est affaibli dans sa capacité à poser le droit, la solidarité doit justifier sa mesurabilité. Le plus faible doit fournir les « faits », les chiffres pour espérer bénéficier de la protection d’un plus fort, donc de l’État. Ce n’est plus l’égalité devant la loi, c’est la course aux faits à fort retentissement. Dans cette perspective, quelles nouvelles solidarités dans la société d’allégeances?

Jean-Baptiste Caridroit