Ce n’est un secret pour personne, la démocratie est en grave crise, en particulier sous sa forme représentative. D’abord, parce que l’Etat, ce fameux monstre froid qui détient le monopole de la violence légitime, n’a cessé d’accroître ses domaines comme ses moyens d’interventions : la puissance de l’Etat sous sa forme actuelle est sans commune mesure avec celle de l’absolutisme du XVIIe siècle ou même du soviétisme et du nazisme; rien ne se fait plus sans ou hors de l’Etat. Il n’y a plus de recours aux forêts possible.

Il est d’ailleurs aussi ridicule qu’hypocrite de jouer l’Etat contre le Marché, comme le fait la gauche, ou le Marché contre l’Etat, comme le font les libéraux, l’un et l’autre étant historiquement les deux faces d’une même farce. L’Etat-nation s’est lentement bâti sur l’homogénéisation administrative, mais aussi économique de sa population et de son territoire; il s’est aussi constitué contre d’autres Etats, avec les moyens efficaces que lui procurait le Marché puis son avatar industriel. Avec son système juridique et son impitoyable violence, il l’a servi au point que sa logique est devenue un monopole économique. Cependant, on aurait tort de croire que ce même Marché a pris le dessus. Car les règles grâce auxquelles il fonctionne sont toujours établies et assurées par la force de l’Etat : il ne faut pas oublier que ce n’est jamais (seulement) l’argent qui dirige le monde, mais celui qui arrive à convaincre des individus qu’il est légitime de tuer – et cette conviction ne se résume jamais au seul intérêt matériel.

Ensuite, parce que la démocratie moderne, est basée sur des principes censés limiter l’arbitraire de l’Etat et des mythes fondateurs ou régulateurs, qui sont parfaitement obsolètes ou contre-productifs. Parmi ces principes, on trouve l’idée de pouvoir vide, vacant, jamais assimilable à un patrimoine personnel; la séparation des pouvoirs et le contrôle croisé, réciproque des institutions; un ensemble de droits individuels et collectifs garantis aux citoyens; l’égalité en droits et devant la loi; la participation de la population, essentiellement via l’élection de représentants, l’activité de la « société  civile » et l’exercice de des droits individuels et collectifs, en justice ou avec des outils régulés par la loi comme la grève, la consultation, etc.; enfin, les principes du système judiciaire

Or, ces principes ont en commun de pouvoir exister dans et grâce à un seul ensemble d’institutions : l’Etat… que celles-ci sont justement censées encadrer ! De plus, concrètement, la séparation des pouvoirs est une coquille vide, notamment parce que la très grande majorité des lois est issue de l’exécutif, que 70% de la législation est issue d’organisation supranationales comme l’UE, dont les cadres sont cooptés par les exécutifs, que le contrôle parlementaire est court-circuité par l’existence des partis, d’une majorité disciplinée et d’une véritable aristocratie élective. L’indépendance de la société civile, financée par des subsides et parfois sous-traitante, est une plaisanterie. La participation de la population consiste à désigner des chefs, des auditeurs de lobbies, aux ordres de leurs préjugés sociaux, d’intérêts industriels, de partis et d’idéologies aux fondements presque identiques, cela sur des listes établies par d’autres. Quant aux droits individuels ou collectifs garantis, inaliénables, ils sont l’objet de tellement de restrictions circonstancielles ou structurelles, ou encore d’une érosion, si ce n’est d’une annihilation si complète par des réalités techniques valorisées par l’Etat (qui croit encore en la sacro-sainte « vie privée » à l’heure d’internet et du big data ?), qu’ils ne prêtent plus qu’à sourire ou à servir la propagande. Seul émerge de ce lamentable échec un système judiciaire qui demeure l’un des plus honorables et l’un des moins injustes de l’histoire de l’humanité, basé sur la présomption d’innocence, l’appel et le double degré de juridiction, la responsabilité personnelle, le respect des procédures, le principe du contradictoire, la non-rétroactivité des lois, le contrat libre et volontaire, etc.

Parmi les mythes fondateurs et régulateurs, sans cesse rabâchés et partagés dans les démocraties postmodernes, on trouve, outre le mythe savant (et un peu oublié) du contrat social, ceux de l’existence d’une société civile, d’une « vie privée » et de la sacralité de la propriété privée; celui de la croissance économique qui est infinie et permet de réduire les inégalités; celui du progrès qui est un processus de bonification universel et univoque dont les marqueurs, les signes sont les technologies et le « bonheur » matériel des populations; celui de l’ascension sociale par l’éducation, qui permet de justifier les inégalités sociales et les différences de salaires tout en faisant « comme  si » la société démocratique n’était pas une société profondément hiérarchisée, voire de castes; celui de l’opposition entre le marché et l’Etat, conséquemment, entre la « droite » et la « gauche », « comme si » l’un limitait les aléas de l’autre; celui de l’opposition entre l’Etat démocratique et l’Etat totalitaire, « comme  si », n’ayant pas la même forme, ils n’étaient pas de même nature; celui d’une liberté qui se réduit aux choix hédonistes du consommateur dans une gamme de conforts, dont le premier est l’absence de culpabilité; celui selon lequel l’intelligence est le résultat de l’école et du spectacle informatif, etc.

Or, ces mythes amènent des problèmes catastrophiques, largement dénoncés par les grandes consciences de ces deux derniers siècles, dont on voit désormais les effets concrets à la fois sur la possibilité de survivre et sur la qualité de la vie sur terre. Par bien des aspects, sur lesquels on ne peut pas s’appesantir ici, ils nuisent aussi au fonctionnement concret d’une démocratie digne de ce nom.

L’un des grands chantiers politiques des générations à venir, et qu’il faut impérativement lancer, ici et maintenant, est celui de la démocratie directe.

La démocratie directe, dans sa version idéale, est un système politique au sein duquel les lois sont élaborées, proposées, discutées, amendées et votées par l’ensemble des citoyens d’un Etat ou d’une communauté et non par des représentants qui le font à sa place et en leur nom. Elle est à la politique ce que l’autogestion est à l’économie. Toujours dans cette version idéale, l’application des lois et la gestion quotidienne est aussi opérée par l’assemblée; la plupart du temps, les membres du gouvernements sont directement désignés (par un vote, un tirage au sort, etc.) et révocables par cette même assemblée.

Les démocraties directes dans les sociétés modernes sont généralement, au sens propre, des démocraties semi-directes. La démocratie semi-directe est tout simplement un mélange entre démocratie représentative et une démocratie directe; elle fonctionne avec un parlement à une ou deux chambres, un gouvernement désigné au sein de la majorité parlementaire (et dont certains membres peuvent être directement élus pas le peuple) et l’usage régulier voire mécanique de référendums sur la plus vaste gamme de sujets possible. Les référendums permettent d’amener des lois que le parlement n’envisagerait pas nécessairement ou de corriger ou d’abroger les lois produites par celui-ci – et réciproquement, bien entendu.

Aussi, constatant un problème et ayant trouvé une solution, un citoyen ou un groupe de citoyens peut-il élaborer et proposer une loi. Comment cela fonctionne-t-il ? Avant d’être proposé au vote, et afin d’éliminer les idées les plus farfelues, les plus mal élaborées ou défendant un intérêt seulement particulier, un projet de loi :

  • est soumis à un premier round de légitimité, généralement une pétition qui doit rassembler une nombre de signatures suffisant pour manifester un intérêt certain du corps électoral pour le sujet abordé et/ou le projet proposé et susciter le débat voire amener les « amendements » de la population quand ce débat est direct, c’est-à-dire en assemblée; la création de la loi doit aussi être une création collective; il y a donc, peu ou prou, une logique de démocratie participative à ce stade;
  • si cette première marque d’intérêt est acquise, le projet de loi est soumis, à ce stade ou plus tard, et si elle n’est pas une réforme constitutionnelle, à un contrôle de sa constitutionnalité ou de conventionnalité (pour savoir si elle respecte un traité qui engage déjà l’Etat) par un organisme juridictionnel;
  • après quoi, elle est soumise au vote des citoyens; la plupart du temps, pour être adoptée, la loi doit atteindre un quorum (un nombre de votants nécessaire) et une majorité (quelle qu’elle soit : absolue, relative ou qualifiée) : elle obtient ainsi une double légitimité;
  • une fois qu’elle est adoptée, l’exécutif a l’obligation de la mettre en oeuvre.

Dans une démocratie directe, l’usage du vote populaire a quatre caractéristiques fonctionnelles :

  • Il doit pouvoir être pris à l’initiative du peuple (en tout cas, pas seulement à l’initiative d’un organe d’Etat), en assemblée (la discussion et le vote se font en assemblée) ou par une procédure référendaire (=on convoque au vote, mais la discussion ne se fait pas en assemblée);
  • Il doit permettre d’aborder le plus vaste éventail de thématiques possibles, en ce compris les plus essentielles (comme la révision de la constitution, la fiscalité, l’adhésion à des traités internationaux) ou encore permettre d’abroger ou d’amender une loi ou un projet de loi du parlement; il peut aussi permettre d’obtenir la démission d’un responsable politique qui ne satisfait pas le peuple;
  • Il doit être le plus régulier, le plus courant possible, c’est-à-dire qu’il doit être systématique et/ou souvent utilisé;
  • Il ne doit pas être freiné ou vidé de son sens par des critères de procédures trop stricts (temps trop court pour la récolte des signatures, quorum ou nombre de signatures trop important) .

Il faut bien distinguer la démocratie directe et semi-directe, d’une part, et les démocraties (ou dictatures) qui utilisent le référendum comme un plébiscite, d’autre part. En effet, on ne peut pas parler de démocratie directe quand l’usage du référendum n’est pas régulier, voire automatique, ouvert à de nombreux thèmes et que seul le gouvernement peut en avoir l’initiative. Comme on l’a vu en Grèce en 2015 ou en France en 2005, ces référendums d’initiative gouvernementale sont usités pour tester le soutien politique du gouvernement, assurer la légitimité du chef d’Etat (le plébisciter) et, donner une assise opportune à des politiques gouvernementales ou des traités internationaux, c’est-à-dire un nombre restreint de thèmes utiles au pouvoir en place (même si, quelque fois, ce pouvoir peut avoir de mauvaises surprises, comme lors du référendum sur le Traité constitutionnel européen).

Il existe d’autres outils de démocratie directe :

  • des référendums obligatoires (prévus par des textes de lois et/ou par la constitution) qui ont lieu à chaque fois qu’une situation se présente – généralement, une révision constitutionnelle, la ratification d’un traité international ou l’engagement de l’Etat dans un organisme international : l’Etat est à la fois obligé d’organiser le référendum et obligé de tenir compte du résultat (si toutes les conditions ont été respectées);
  • des initiatives d’agenda (plutôt en démocratie semi-directe) qui fonctionnent comme les référendums d’initiative populaire quoique ils ne proposent pas des lois, mais de mettre une thématique à l’agenda législatif du gouvernement – à charge pour le gouvernement d’élaborer cette loi (à sa manière); ils pourraient être d’excellents outils pour orienter voire politer des négociations internationales;
  • des référendums d’abrogation (toujours en démocratie semi-directe), qui permettent de faire abroger une loi votée au parlement, et même mise en application;
  • des référendums d’éviction ou de révocation, qui permettent de faire démissionner un responsable politique ou d’administration jugé incompétent.

On ne connaît que trois problèmes effectifs à la démocratie directe : le manque de participation, qui nuit à la légitimité de la loi (laquelle a de toute façon une légitimité infiniment plus grande qu’en démocratie représentative, où la participation n’est de toute façon pas meilleure); la grande difficulté pour un individu isolé de monter une campagne en faveur de la loi qu’il propose (et la possibilité bien réelle de lobbies ou de partis d’utiliser les référendums pour servir leurs intérêts, comme on le voit avec l’UDC en Suisse); et la difficulté d’organiser des débats en assemblées dans des Etats comprenant des millions de citoyens – ce qui implique qu’elle doit comprendre des outils de démocratie participative (débats et assemblées constantes aux niveaux locaux, consultations permanentes, élection par tirage au sort de représentants pour les niveaux « supérieurs » de discussion, etc.) Si la démocratie participative est un leurre dans un cadre représentatif, elle est une nécessité en démocratie (semi-) directe.

Les avantages sont par contre innombrables : elle multiplie les points de vue, responsabilise et rend le citoyen plus autonome; elle amène des idées, des problématiques et des solutions que le jeu parlementaire/gouvernemental/particratique ne pourrait présenter; elle écarte le problème des limites et des intérêts de législatures; elle donne des responsabilités sans donner de pouvoir; elle évite la création de castes politiques ou la dictature des experts, des administratifs et des technocrates; elle légitime davantage la loi; elle oblige le citoyen à considérer les conséquences directes, indirectes ou d ‘agrégat de ses décisions; elle oblige à la prudence, à lenteur (ses procédures sont lentes donc moins passionnelles) et au consensus (comme cela a été observé en Suisse).

Elle est surtout un pari sur le bon sens populaire dont parlait Orwell, le fameux rejet du prométhéisme, qui n’est pas un mythe, lui, même si on voudrait nous le faire croire.