Un lecteur de Limite nous propose de nous saisir de la figure du Christ chassant les marchands du Temple pour ne pas nous abandonner aux espoirs factices qui succèdent au drame du 13 novembre.

À l’heure où pour beaucoup il est encore temps de pleurer ses proches, innocentes victimes de crimes bien plus tragiques qu’absurdes ;

où certains médias n’hésitent pas à proclamer qu’ « il est sain d’avoir peur », transformant une bien légitime réaction défensive en signe de bonne santé psychologique, quitte à présenter du même coup tous ceux qui refusent de céder à la panique comme de douteux individus, pathologiquement atteints, donc politiquement inaudibles ;

à l’heure où bon nombre de voix semblent collaborer à ce qui peut bien se comprendre comme une vaste entreprise de dépolitisation publique, resserrant le débat démocratique autour des seules questions de sécurité intérieure, comme si celles-ci n’héritaient pas des options diplomatiques, économiques et sociales défendues par ces mêmes voix ;

à l’heure, donc, où la pensée politique est bien plus gravement menacée que le prétendu « mode de vie à la française » dont les cafés parisiens, le football, et le death metal ont soudain été promus au rang de symboles sacrés ;

bref, aujourd’hui (20 novembre), l’Église nous donne à méditer la figure de Jésus tourmenté qui, fouet à la main, jette dehors les étalages marchants, et renverse le comptoir des financiers.

Aujourd’hui donc, laissons-nous enseigner par ce Jésus, révolté politique.

Ainsi revoilà l’image du Christ en colère, celle qui ne nous laisse pas à l’aise, qui semble mal s’accorder avec l’agneau doux et humble que nous aimons cantonner à son rôle de consolateur miséricordieux. Revoilà Jésus politique, et c’est une bonne nouvelle. Car notre foi peut – hélas – trop souvent servir d’alibi à nos dépolitisations : après tout, les drames auxquels nous assistons ne sont-ils pas de simples avatars du combat spirituel dont on sait que Jésus est déjà vainqueur ? Certes le salut est acquis à Pâques, mais il n’en reste pas moins que « Dieu, qui nous a créé sans nous, n’a pas voulu nous sauver sans nous » ; cette victoire n’est pas remportée en dehors de notre engagement. Alors, en quoi les évènements de ces derniers jours réclament de notre part un retour ou un regain de politique ? C’est que, quoi qu’on en dise – ou qu’on essaie de nous faire croire – les actes du 13 novembre ne sont pas les faits de « fous d’Allah » guidés par leur seul aveuglement religieux, endoctrinés sur la base exclusive de doctrines salafistes. Ceux qui nous ont attaqué prétendent bien mener une guerre sainte, mais cette guerre, disent-ils, c’est nous qui la leur avons déclarée : non seulement en bombardant, du haut de nos intouchables avions, « leurs » villes et leurs familles, mais surtout en menant une vaste campagne de marchandisation universelle n’ayant d’autres effets que la « mondialisation de l’indifférence » pleurée par notre pape. Un témoin rescapé du Bataclan raconte comment les terroristes, cherchant à s’expliquer auprès de leurs otages, ont réclamé de l’un d’entre eux qu’il brûle une épaisse liasse de billets de banque. Il est donc là le « mode de vie à la française » visé, celui qui finit par river nos appétits et nos rêves au seul horizon de ce que peuvent offrir les rayons des vendeurs. C’est de ce mode de vie que nos compatriotes kamikazes ont été dégoûtés, jusqu’à se vouer – faute de mieux ? – aux alternatives promises par ceux qui surent les embrigader. Or, Jésus au temple s’en prend aussi aux marchants, figures bibliques de l’ordre économique qui continue de changer nos cœurs et nos corps (temples de l’Esprit) en maison de commerce. Voilà donc que Jésus ne se contente pas d’enseigner la vie spirituelle comme celle d’un intime cœur à cœur avec son Père, mais également comme celle d’un engagement social et politique en lutte ouverte sur la place publique. Ce Jésus est mystique et politique, et il est l’un par l’autre… Que notre christianisme  n’oublie donc pas l’un des ces deux poumons.

Mais quoi, n’est-ce pas paradoxal de vouloir répondre à l’islam politique par un curieux retour au christianisme politique ? La paix n’est-elle pas le fruit d’une sage répartition entre religion et politique, laissant l’une et l’autre libres car indépendantes ? Il ne s’agit pas de christianiser la politique, mais de politiser ce qui, dans notre christianisme, peut avoir oublié la poursuite du bien commun. Si, comme le suggère Bernanos « on ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute forme de vie intérieure », alors, comme Jésus, il faudra lutter contre l’ordre marchand universel qui rétrécit implacablement l’envergure des aspirations humaines, au point de les rendre durablement étrangères à toute espèce de vie spirituelle. Que cette politisation soit une âpre lutte n’empêche nullement qu’elle soit d’amour ; et c’est à cela qu’on y reconnaîtra Jésus. Reste qu’il serait illusoire ou coupable d’abandonner ce combat public au profit d’un refuge mystique.

Les causes du djihadisme ne sont pas étrangères aux trajectoires économiques et sociales qu’a adoptées l’Occident anciennement chrétien. Y répondre, c’est réinvestir la critique de ces trajectoires, c’est résister aux craintes liberticides qui font taire ces critiques, et cela aussi est évangélique.

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