Cette semaine, c’est un livre de Mathieu Detchessahar que Gaultier Bès nous présente : Le marché n’a pas de morale, publié en 2015 aux éditions du Cerf. Affirmant qu’il n’y a pas de fatalité au pouvoir exorbitant de la logique marchande sur nos vies, l’auteur expose les tenants et aboutissants de la pensée libérale, qui, loin de n’être qu’un modèle économique fondé sur le libre-échange, implique une conception bien particulière de la vie sociale, et du monde en général.

Le livre s’ouvre par une réflexion sur les conditions de la coexistence pacifique des individus dans une seule et même société : qu’est-ce qui nous fait vivre ensemble ? Dans une société de marché, il n’y a plus de conception commune du bien, plus de valeurs qui s’imposeraient à tous. Seul compte le libre jeu des désirs individuels, sacralisés. Comme le disait le grand théoricien libéral Friedrich Hayek, nul besoin d’« idéaux moraux » ou de « sagesse supérieure » pour fonder la société, « la foi dans les forces d’ajustement spontanées » du marché suffisent à assurer la liberté et la prospérité de tous.

« Les individus de la société de marché passent une grande partie de leur vie éveillée dans la subordination à l’employeur alors que le projet libéral [promettait] l’avènement d’un homme nouveau…

Pourtant, et l’actualité nous le montre tous les jours, ce beau programme se heurte à la réalité. Non seulement parce que les inégalités n’ont jamais été aussi importantes, notamment par rapport aux écarts de salaires, mais parce que la « liberté intégrale » promise par les libéraux se révèle une bien douloureuse illusion. « Car les marchés ne sont pas des collections d’individus libres en interaction, mais des marchés d’entreprises, et d’entreprises de plus en plus gigantesques. Autant dire que l’univers de l’économie réelle n’a rien de spontané ou d’horizontal. Dans la « vraie vie », les gens travaillent dans des organisations centralisées et réglées par une autorité disposant d’un pouvoir de sanction . La ruse, c’est que plus l’entreprise est grande, moins le pouvoir est visible, plus l’autorité est brutale, anonyme, désincarnée. Le salariat a remplacé le travail indépendant, et les très grandes entreprises dominent aujourd’hui l’économie d’une manière écrasante. « Les individus de la société de marché passent une grande partie de leur vie éveillée dans la subordination à l’employeur alors que le projet libéral [promettait] l’avènement d’un homme nouveau », émancipé, caractérisé au XVIIIe siècle par Locke comme le « maître et propriétaire de sa propre personne, de toutes ses actions et de tout son travail ».

En réalité, la TGE (ou très grande entreprise) est, selon Mathieu Detchessahar, « un univers « hyper-instrumenté » dans lequel chacun travaille sous l’empire d’une multitude d’outils et de dispositifs de gestion » (p. 56). Et le salarié se sent d’autant plus impuissant que l’autorité qu’il subit est anonyme et mécanique. L’auteur a ainsi recueilli le témoignage de nombreux salariés et cadres disant leur découragement face à ce sentiment de perte de sens et d’autonomie dans leur travail. Ainsi ces directeurs d’agence bancaire qui affirment : « notre réflexion n’est plus attendue, nous sommes des exécutants ». Diagnostic d’ailleurs confirmé par leur chef – « c’est vrai, ils ne maîtrisent plus rien, les pauvres… » –  puis par le directeur général : « vous savez, même moi, je n’ai pratiquement plus d’espace pour marquer de mon empreinte la stratégie régionale de la banque… ». S’il en est ainsi au sommet de la hiérarchie, on imagine ce que peut être à la base ce manque de sens et de reconnaissance, ce sentiment de « n’être qu’un pion »…

Sortir de la « cage d’acier »

Soumis aux impératifs financiers, aux exigences toujours croissantes des actionnaires, les TGE s’efforcent tant bien que mal de susciter l’engagement de ses employés, à travers la culture d’entreprise qui vise à influencer l’imaginaire des travailleurs et à les absorber dans la recherche frénétique du profit maximal. Mathieu Detchessahar met ainsi en valeur le paradoxe du libéralisme qui exalte l’individu pour mieux le plier aux impératifs de la rentabilité. « Tout se passe comme si la société de marché avait au fil du temps vidé l’espace public démocratique de son contenu politique et moral pour le faire réapparaître dans l’espace privé, hiérarchique et non démocratique de l’entreprise » (p. 65).Afficher l'image d'origine

Mais au-delà de ce constat lucide, l’auteur s’efforce de donner des pistes pour sortir de ce que Max Weber appelait la « cage d’acier » de la machinerie mercantile. Il évoque d’abord les résistances à la société de marchés, à commencer par le personnalisme fondé sur la pensée sociale de l’Église. Contre la réduction de l’être humain à sa rationalité marchande, contre l’« homme unidimensionnel » du libéralisme avancé, Mathieu Detchessahar nous invite en conclusion à « refaire de la politique » en « débattant des fondements et des fins de la vie sociale ». « Sans une anthropologie fondatrice en rupture avec le relativisme philosophique ambiant, nous ne pourrons pas trancher les questions que le développement des marchés nous pose et freiner leur extraordinaire dynamisme. L’expansion marchande sera incontrôlable : après avoir domestiqué et exploité la terre, dénoué le lien social et déconstruit la morale commune, elle s’attaquera au corps de l’homme lui-même et trouvera dans les formidables débouchés offerts par les biotechnologies l’occasion de nouveaux profits. »

Bref, « refaire de la politique », c’est d’abord cesser de confondre les fins et les moyens et réaffirmer la primauté de l’éthique sur la technique et sur l’économie.

 

Bio de l’auteur

Docteur en gestion, agrégé des universités, Mathieu Detchessahar est professeur à l’Institut d’économie et de management de l’université de Nantes. Il est membre fondateur du Groupe de recherche anthropologie chrétienne et entreprise, le GRACE.