Dans un nouvel exemple des prétendus miracles de la modernité, Henri de Montety souligne la  contre-productivité de la gestion administrative des zones rurales.

Dans un petit village de Dordogne, depuis quelques mois, tous les matins, un fourgon de 20 tonne se fraye un chemin à travers les ruelles du bourg jusquau portail de lécole primaire. On ne risque pas de le manquer. Il est réfrigéré : on lentend rugir de loin. Quand il a terminé, il repart en marche arrière, ce qui provoque un certain embarras, tant pour le chauffeur que pour ceux qui ont le malheur de se trouver là.

Économies déchelles sans doute : la communauté de communes locale a centralisé lapprovisionnement des cantines. Le seuil des marchés publics est atteint. Autrement dit : la cantinière a été mise en concurrence avec la Sodexo. Et la Sodexo a gagné. La cantinière reçoit désormais des plats à réchauffer livrés en camion, sans parler de lhuile de table en bidons de 30 litres.

Il y a quelque jours, je croisai lélectricien qui installait sur le portail un interphone branché à un automate (avec phare clignotant aux normes). Désormais, le livreur pourra sannoncer, tandis que la cantine se trouve à une vingtaine de mètres, de lautre côté du préaux. Oui, depuis quelques temps, on ferme le portail. « On narrête pas le progrès » disait lélectricien. Peut-être pensait-il au temps béni de sa jeunesse, quand il allait tous les matins en vélo jusquà la ville voisine, à trente kilomètres, pour être à huit heures précises chez son patron.

Quen pense la cantinière ? Lannée dernière, déjà, on avait mis en place une expérience-test, à raison dune livraison par semaine. Un jour, par exemple, on décida de servir de la « purée-soleil » (goût brocoli, goût carotte, goût pomme de terre), cette purée dun nouveau genre (« purée arc-en-ciel » eût été plus judicieux et mieux-pensant) accompagnait un poulet piloti. Problème dans la chaîne de transmission de linformation : quelquun avait écrit quelque part piloti au lieu de tandoori. Du reste, tout cela avait peu dimportance, parce que la recette était proposée par le cuisto rigolo. Rien de tel quun cuisto rigolo pour plaire aux enfants. Il faut savoir se faire des alliés.

Il en fut ainsi pendant quelques mois. Pour des raisons mystérieuses, le test a été considéré comme concluant et le système fut étendu aux autres jours de la semaine. Cest alors que lon se trouva dans lobligation de commander les travaux sur le portail et sans doute bien dautres investissements dont nul na connaissance. Ce que lon sait, cest quun beau jour, la cantinière sest levée en plein conseil municipal. « Cette communauté de communes a-t-elle dit cest la révolution ! Le lundi, nous avons la recette américaine, le mardi, la recette norvégienne, le jeudi, le « Waterzoï ». Mais moi, jaimerais bien savoir ce que cest, le Waterzoï ! Et aussi : quand aurons-nous le jour périgourdin ? Les enfants, ils naiment pas le Waterzoï. On voit bien ce qui reste dans les assiettes. Ce quils aiment, cest le canard, les pommes de terre sarladaises ! »

Louverture sur le monde est une bonne chose. Sauf si elle conduit au rejet du monde. Tout est question de méthode (de doigté). Tout est dans le portail, si lon veut : il ne faut pas désespérer la province.

Que faire ? Inutile dentrer dans le détail des complications comptables auxquelles donne lieu le transfert de compétences en cours entre les communes et la communauté de commune. La rationalité suspecte à laquelle obéit la nouvelle structure dans un domaine aussi sommaire que la cantine scolaire suffit à la disqualifier. Dailleurs, un bruit commence à courir : il paraît que lécole va fermer dans quelques années. Pourtant, la classe, qui regroupe deux niveaux, accueille régulièrement plus de vingt-cinq élèves. Dailleurs, pourquoi devrait-elle fermer dans quelques années et pas tout de suite ? Peut-être attend-on, pour fermer lécole, davoir terminé les coûteux travaux daccessibilité aux personnes à mobilité réduite ? Cest une (mauvaise) plaisanterie. Du reste, elle est injustifiée, car il est peu probable quil y ait une coordination, même mauvaise, entre les décisions concernant lavenir de lécole, la gestion de la cantine et lautomatisation du portail, laccessibilité aux personnes à mobilité réduite, le bien-être de la cantinière et dautres paramètres éventuels qui mauraient échappé. (Pour ce qui est de la cantinière, elle prend sa retraite : elle peut, comme avant elle madame de Pompadour, sécrier : « après moi, le déluge ! »).

La centralisation et la coordination relèvent de deux ordres logiques différents. Rien ne permet daffirmer que les communautés de commune, de plus en plus obèses et gourmandes, seront capables de remédier à lindigence des petites communes. LAncien régime, dit-on parfois, sest effondré en raison du dysfonctionnement de ses divisions administratives (pays détat et délection, intendances et généralités, parlements locaux, droits coutumiers, etc). Aujourdhui, les dysfonctionnements modernes sont à la fois dissimulés et aggravés par la technique (camion, portail, mise aux normes), démultiplicateur inégalable de lidiotie administrative.

Dans ce petit village, la cantinière, pas bigote, mais attachée aux réalités, conserve les clefs de léglise. En attendant le retour du curé, mais aussi de lancienne messe. « On a beau dire confie-t-elle on ne comprenait rien à la messe en latin, mais avec la messe en français, on y comprend moins encore. »