Alors que le Comité consultatif national d’éthique propose l’autoconservation des ovocytes aux femmes qui le souhaiteraient, il est éclairant de lire le dernier essai de Céline Lafontaine, jeune sociologue à l’université de Montréal qui travaille sur les nouvelles frontières et les usages biotechnologiques du corps humain à l’ère de la postmodernité : Le Corps-marché. La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie (Seuil, 2014).

La bioéconomie utilise directement le corps, conçu comme une ressource, une matière essentielle à la régénération de l’économie mondiale. Dans Le Corps-marché, Céline Lafontaine explore les enjeux épistémologiques, politiques et éthiques de cette nouvelle phase du capitalisme globalisé, insistant particulièrement sur les enjeux financiers énormes du commerce des ovocytes et des embryons humains.

Le corps objectivé par la médecine moderne est de plus en plus morcelé. Il apparaît aujourd’hui comme un agencement de cellules, de gènes, de molécules. La molécularisation du corps à travers la déconstruction de ses composantes biologiques constitue le socle épistémologique sur lequel s’institue la bioéconomie, vaste complexe technoscientifique et financier mondial. Le processus démarre par l’acquisition d’éléments corporels (organes, cellules, tissus, gènes, sang de cordon, ovules, embryons …) dans le cadre de thérapeutiques, d’expérimentations, ou même achetés (sous couvert de « dons » rémunérés). Les potentialités de ces éléments sont démultipliées par le biais des biotechnologies. On obtient des lignées cellulaires, des ovules normalisés, des embryons standardisés, des cellules souches, etc. Ces éléments du corps humain transformés et artificialisés acquièrent ainsi une valeur économique (brevets, commercialisation …), la biovaleur.

Les enjeux financiers et économiques majeurs de la mise en valeur biotechnologique des cellules et tissus humains sont camouflés derrière une rhétorique du don et du consentement éclairé.

Ces bio-objets, et plus particulièrement les ovules et les embryons deviennent des ressources très recherchées pour la médecine de transplantation, la médecine reproductive, la médecine régénérative, la recherche. Sont ainsi constituées des biobanques, clés de voûte de la bioéconomie et permettant le stockage de millions d’éléments corporels utilisés comme objets d’expérimentation, outils diagnostiques, bases de données, à la valeur économique et financière inestimable. Les enjeux financiers et économiques majeurs de la mise en valeur biotechnologique des cellules et tissus humains sont camouflés derrière une rhétorique du don et du consentement éclairé. En réalité, le consentement éclairé occupe une fonction de régulation économique : cela permet la transformation du don (d’ovocyte, de tissu, d’embryon, de sang…) en bénéfice financier par le biais du brevetage, après artificialisation.

Expliquant les liens entre médecine et politique, Céline Lafontaine introduit le concept de biomédicalisation qui recoupe cinq grands processus sociétaux interdépendants :

  • La privatisation croissante de la recherche en santé.
  • Une conception de plus en plus extensive et inatteignable de la santé centrée sur la surveillance, le diagnostic et l’identification des risques.
  • Un rôle grandissant des technosciences dans l’organisation des systèmes de santé.
  • La démocratisation du domaine médical et l’émergence de la biocitoyenneté.
  • L’émergence de nouvelles représentations du corps et de l’individualité, centrées sur le bien-être et la performance.

Après avoir analysé le don d’organe, la constitution de biobanques privées (en particulier de sang de cordon) et le « tourisme médical », Céline Lafontaine s’attarde plus particulièrement sur la bioéconomie du corps féminin. Si, écrit-elle, « le corps féminin est, du fait de la puissance de sa fécondité, l’objet d’un régime millénaire d’appropriation », son utilisation à des fins économiques est exponentielle. L’usage de la rhétorique du don associé à l’industrie de la procréation tend à « transformer le corps féminin en usine à produire des ovules et des embryons, dont l’origine subjective est ensuite totalement oubliée. » Les lignées de cellules souches embryonnaires obtenues, isolées et artificiellement maintenues en vie servent au développement de la médecine régénérative et procèdent donc d’un détournement des potentialités vitales liées à l’engendrement de nouvelles générations au profit d’individus déjà existants.

Que ce soit pour la sous-traitance d’essais cliniques, les trafics d’organes ou de tissus et bien sûr la globalisation de la recherche sur les cellules souches embryonnaires, la notion de don pose d’importantes questions éthiques, d’autant plus que le concept de consentement éclairé repose sur une conception occidentale de la subjectivité et de l’autonomie individuelle.

Enfin, l’auteur élargit son regard sur des pratiques mondiales et sur l’exploitation de ce qu’elle appelle les « corps vils » au service du biocapital. Que ce soit pour la sous-traitance d’essais cliniques, les trafics d’organes ou de tissus et bien sûr la globalisation de la recherche sur les cellules souches embryonnaires, la notion de don pose d’importantes questions éthiques, d’autant plus que le concept de consentement éclairé repose sur une conception occidentale de la subjectivité et de l’autonomie individuelle. Elle ne tient aucunement compte des inégalités sociales, des logiques d’exploitation, des pressions sociales ou politiques auxquelles certaines femmes sont confrontées (en Asie, en Afrique, en Ukraine…). Ainsi l’Inde est devenue une plaque tournante de la bioéconomie du corps humain. Ces pratiques cependant enrichissent nombre d’intermédiaires, y compris certains États.

Ce livre très documenté offre un éclairage mondial sur les transformations de notre rapport au corps humain, entre virtualisation, mépris et marchandisation. Il nous enjoint à réfléchir urgemment sur la place de la technique et le rôle de la médecine, et peut être à travailler à l’essentiel : l’unité de la personne, habitant son corps, et la médecine comme une réponse à l’appel d’un être souffrant, appelant, au-delà d’un acte technique, une relation humaine.