Occuper la première place du marché mondial de la robotique : tel est le but avoué du programme SPARC auquel la Commission européenne a décidé de consacrer 700 millions d’euros d’ici 2020. Mais cette  « technoffensive » n’est pas que scientifique et commerciale, elle est aussi philosophique et juridique. Rencontre à Strasbourg avec l’eurodéputé José Bové, démonteur de cyborgs.

Un rapport sur la robotisation a été débattu au Parlement européen le 14 février…

Le rapport est fou. L’objectif de ce texte est de considérer comme une personne électronique tout robot qui prend des décisions autonomes et qui agit de manière indépendante avec des tiers. Il faudrait donc créer une identité juridique pour les robots ! On crée de toute pièce un droit pour des personnes électroniques afin de pouvoir débattre de ces questions avec eux. C’est assez extraordinaire : on ne considère plus le robot comme un outil appartenant à une technologie nouvelle, mais comme une personnalité juridique.

Cela peut s’expliquer par des situations nouvelles créées justement par la technique…

Exactement ! C’est tout le problème que pose la voiture autonome. Imaginons qu’une telle bagnole soit face à un gamin qui traverse au hasard, et qu’il y ait un cycliste qui arrive de l’autre côté, sur sa gauche. Si elle va tout droit, elle écrase le gamin ; si elle tourne, elle écrase le cycliste. Et si elle part à droite, elle va dans le mur ! Que choisit la voiture si elle n’est pas reprise en main ? Et puis qui est responsable en cas d’accident ? Celui qui pilote l’engin ? Celui qui l’a construit ? On a affaire à des nouvelles réalités juridiques.

Et c’est bien pour cela que le Parlement européen veut légiférer dessus sans réfléchir aux conséquences que cela entraine. Légiférer sur les robots, c’est donner encore plus d’autonomie à « l’intelligence artificielle ». On s’amuse à se faire battre aux échecs, au jeu de go, au poker, et au fur et à mesure on construit quelque chose d’artificiel qui va finir par avoir des droits. Certains parlent tout bonnement « d’éduquer les robots » pour les rendre responsables et rentrer dans les cadres juridiques. Nous sommes en train de construire de façon totalement artificielle un fantasme. Et ce fantasme est écrit noir sur blanc dans le rapport que j’ai entre les mains [NDLR : le rapport est en ligne sur le site du Parlement euro- péen]. Mais ça n’est pas arrivé tout seul. Derrière, il y a bien sûr des lobbies, ceux de l’industrie mondiale, de la Silicon Valley, et puis ceux du mouvement transhumaniste. Notre rôle au Parlement est de combattre ces lobbies.

C’est très révélateur de l’esprit du temps. On part du postulat que de toute façon les machines ont déjà remplacé le travail humain

Quand vous devez mener la bagarre contre des groupes de pression aussi puissants, quelle stratégie utilisez-vous ?

Tout cela est tellement nouveau. Mon premier réflexe,
c’est de me poser la question très simplement : est-ce qu’on a affaire à un robot ou à une personne ? Si la réponse vous semble évidente, c’est qu’il faut creuser encore, affiner votre pensée. Car ceux qui mènent la bagarre, en face, pensent les machines comme des personnes. C’est une extrapolation très forte de l’autonomisation de la technique. Deuxièmement, je renvoie à un autre débat de fond en posant la question : « Tout ce qui peut être fait doit-il être fait ? ». Est-ce que l’on doit donner un nouveau droit ou est-ce qu’on s’arrête là ?

Ce débat sur le droit des robots, qui a débuté ici il y a un an, sur quoi va-t-il aboutir ?

Je pense que ça va être voté majoritairement, même si je me bats pour qu’il ne le soit pas. Nous ne sommes pas nombreux à réfléchir à ces questions-là. Tout le monde communie dans le progrès technologique. Tenez, pour Benoit Hamon, il faut taxer les robots pour financer le revenu universel. C’est très révélateur de l’esprit du temps. On part du postulat que de toute façon les machines ont déjà remplacé le travail humain. D’une certaine façon, le nouveau combat luddite est là.

On n’arrête pas le progrès…

On peut dire aussi « On arrête, on réfléchit » : c’est une possibilité ! Cela s’est fait pour les biotechnologies, pas longtemps certes, mais cela s’est fait. Aux États-Unis, ça se fait autour du nouvel outil Crispr-Cas9, le ciseau génétique. Mais le problème est que nous sommes sous l’emprise de la loi de Gabor, qui veut que tout ce qui est techniquement réalisable se fasse tôt ou tard.

C’est le moteur du capitalisme…

Non, c’est d’abord le moteur du productivisme. C’est par la séduction et l’attractivité que la technique s’impose. L’Union Soviétique le savait bien, qui faisait parfois mieux que les capitalistes. Par exemple, ils ont vidé la mer d’Aral pour faire du coton. Ils ont rasé les villages d’Ukraine pour faire des kolkhozes. Et d’ailleurs, qui est venu à leur secours pour entreprendre ce projet ? C’est Caterpillar, venu donner un coup de main à Staline. L’entreprise américaine a découvert à ce moment-là que la propriété privée avait un seul défaut, c’est qu’elle limitait l’espace. Les Soviétiques n’avaient pas ce problème ! Tout cela pour vous dire que, non, l’idéologie principale ne s’appuie pas sur la question du rapport du capital au travail, comme chez Marx. L’idéologie de notre temps, c’est la technique. Le moteur central aujourd’hui, c’est la technique. L’aliénation planétaire, c’est la solution technique, celle qui dit que chaque problème a sa solution technique. Et nous, nous disons qu’il faut sortir de cette aliénation pour préparer la prochaine révolution.

Vous avez presque tout appris auprès du philosophe Jacques Ellul, qui se trouve être l’un de nos maîtres…

J’ai connu Ellul à la fin des années 60, car j’étais à Bordeaux, comme lui. Il faisait partie de notre groupe d’action non-violent, où se côtoyaient des curés, des pasteurs, des anars, des gens de l’Arche. A l’époque, il avait déjà écrit l’essentiel sur la technique[ NDLR : Jacques Ellul est né en 1912], mais il venait de se mettre à dos l’extrême gauche avec son livre Autopsie de la révolution (1969) et De la révolution aux révoltes où il tape comme un turc sur la révolution russe et chinoise en montrant que c’était  un renforcement de l’Etat. Ellul nous a appris à analyser froidement la question technique. Nous pouvions penser que tel outil allait nous aider avant de se rendre compte que c’était une illusion et qu’il possédait un caractère trop aliénant. J’essaye de reprendre la méthodologie par rapport à n’importe quelle technique ,avec ses conséquences sur l’humain, la nature, le vivant et ses conséquence sur la liberté. Mais aussi sur l’irréversibilité qu’une technique provoque. Nous devons analyser chaque technique à l’aune de ces différents points. Et ce n’est qu’après tout ce travail que l’on se dit « ça on garde, ça on jette ». C’est un travail rigoureux. Pour moi Ellul a été central, car il m’a aidé à construire une analyse pour changer la société. Mais c’est vrai qu’à l’époque nous avions un champ d’action devant nous très large ! Lui était plutôt du genre pessimiste sur notre capacité à change le cours des chose. Je me souviens d’une discussion autour de la lutte des kanak en 1986. De toute façon, me dit-il,  ça ne sert à rien de se battre pour eux, car ils vont finir par faire un Etat. Ellul n’était pas dans les illusions des bagarres politiques. La structure de l’Etat lui semblait plus forte que n’importe quelle révolution et la volonté de changer le monde. Moi, je suis plus à me dire qu’on peut gagner des petites batailles et maintenir la flamme. Je ne me dis jamais que c’est foutu et qu’il ne nous reste plus qu’à écrire des textes. J’essaye d’adopter une attitude qui conduit à créer des nouveaux rapports de force en élargissant les rangs. Il faut ouvrir. La question qui me taraude : on élargit ou on ferme les rangs ?

Pour nous,le Parlement Européen, c’est un peu l’enfer. Depuis que vous y êtes entré en 2009  le journal La Décroissance vous crie, « José reviens ! ». Alors, vous allez revenir ?

Je suis rentré ici, non pas pour faire une carrière, mais pour contrer des lobbies. Au niveau local, j’avais fait le Larzac, la lutte anti-nucléaire. Au niveau national, j’ai créé la confédération paysanne. Puis les faucheurs d’OGM. Puis démoli un Macdo. Il y avait un outil que je n’avais jamais utilisé, c’est le parlement européen. Les lobbys sont ici. Je me suis dit, sans illusions, que j’allais mener cette bataille. On est dans les mêmes mécanismes que l’Etat, mais j’ai clairement plus de marge de manœuvre ici qu’à Paris. NDDL, si ça n’avance pas d’un millimètre, outre la mobilisation sur le terrain, c’est qu’on les coince juridiquement. La France par rapport au droit Européen est plantée de chez plantée. On a amené le dossier devant la commission  qui a engagé une action juridique contre la France en lui disant qu’elle ne respectait pas le droit sur l’environnement. Voilà ce que je fais ici….

Vous manœuvrez plus qu’autre chose…

C’est de l’aïkido ! Il y a une autre chose, qui ne coûte pas un centime, c’est la commission des pétitions.  On l’a saisie pour les boues rouges, les OGM etc. On s’est rendu compte qu’on s’est fait balader pendant des années sans rien faire. On sert d’auxiliaire aux copains qui sont sur le terrain.  Récemment, on a découvert un nouveau produit toxique, la phosphine, qu’on met dans les cargos, et qui a déjà causé des morts. Il n’y a pas un cargo qui circule sans ce produit, qui est un poison qui tue tous les insectes. Si on arrive à le faire interdire…Bref, on a fait remonter ça à la commission des pétitions, encore un combat qu’on espère gagner…

Votre dernier livre,  Hold-up à Bruxelles, offre pourtant une critique sévère de l’Europe actuelle et des hommes qui la dirige…

Oui, mais aujourd’hui, il n’y a pas de modèle alternatif réel. Tout le monde trempe dans le productivisme. Pas un pays n’est en dehors de ce modèle, même les plus révolutionnaires. La rente pétrolière de Chavez ? Ca ne me semble pas très alternatif comme modèle. La rente pétrolière n’a jamais créé le socialisme. Le gaz non plus. Même notre copain de Bolivie, Evo Morales, est dans un modèle semblable. L’Equateur de Rafael Correa aussi. Partant de ce constat, je me suis demandé quel moyen je pouvais utiliser pour changer ce système productiviste. Où peut-on faire bouger les lignes, changer la PAC, redonner du sens à l’agriculture, sortir du dumping ? C’est le parlement européen. Car la France toute seule n’y arrivera pas.

Je continue d’aborder cette question, comme toutes les autres,  sous l’angle de la critique de la technique. La PMA et la GPA, c’est la boite de Pandore : eugénisme, homme augmenté.

Pourquoi ?

Parce que la France s’est construite sur le modèle de la Révolution française, et ce modèle est celui de l’Etat- nation, qui empêche de penser  la subsidiarité au niveau local ou l’Europe démocratique. Les jacobins vouent un véritable culte à l’Etat ,la Révolution s’est faite sur une substitution du Sacré sur l’Etat. Et on a martelé que c’était la seule façon de gérer le monde. A côté de chez nous, nos amis espagnols ont développé un anarcho-syndicalisme par ce que n’était pas un pays centralisé… Aujourd’hui, on est dans un système large où l’on n’a aucune chance de gagner contre des multinationales. Les OGM ne sont pas seulement un débat local, le problème qu’ils posent est mondial. De cette façon, je pense que l’Etat-nation  est une impasse et n’est pas la solution. La nation,  c’est la vision d’appartenance, avec votre culture,votre histoire, votre langue. L’Etat c’est autre chose. Et selon Ellul, l’Etat-Nation est la façon dont l’Etat organise techniquement  la nation.

En 2014, vous avez pris position contre la Procréation médicalement assistée (PMA)ainsi que contre la Gestation pour autrui (GPA) car vous étiez contre toute forme de « manipulation du vivant ». Esther Benbassa, sénatrice EE-LV, vous avait alors rétorqué qu’à trop suivre la nature « on finit par vivre avec des animaux dans une ferme du Larzac ». Où en êtes-vous de ce débat ?

J’ai pris publiquement position contre et je me suis fait cartonner. Je continue d’aborder cette question, comme toutes les autres,  sous l’angle de la critique de la technique. La PMA et la GPA, c’est la boite de Pandore : eugénisme, homme augmenté. Avec ça, l’événement de la naissance, qui est un événement biologique, aléatoire, devient organisé et géré dans un objectif très particulier. Ces méthodes  créent quelque chose de complètement artificielet programmé alors que la richesse du vivant est du côté de l’improbable. Je ne rentre pas dans des considérations morales. Je ne regarde que le phénomène et ses conséquences sur le vivant. En l’état, ce que ça implique pour les femmes : la chimie, cette dimension invraisemblable de la mère porteuse, la construction d’une servitude. Enfin son alibi -puisque chaque technique doit avoir sa force d’attraction- le droit à l’’enfant.  Le droit de choisir son enfant sur catalogue. Dans La reproduction artificielle de l’humain, ce phénomène est très bien expliqué. A ce propos, il faut voir le documentaire Et l’homme créa la vache, de Jean-Christophe Ribot. Il faut toujours regarder ce qu’il se passe sur les vaches pour savoir ce qu’il va nous arriver.

La critique de la technique n’a jamais été l’apanage d’un seul courant philosophique, la revue Limite qui abrite plusieurs sensibilités en est la preuve…

Avec ma petite équipe,on est tombé sur la revue Limite et les textes de Fabrice Hadjadj parce qu’on parlait des mouvements contre la PMA et la GPA . On a découvert qu’on n’était pas tous seuls. Bien sûr, aux yeux des réseaux mainstream d’EE-LV, on passe pour des salauds lorsque nous déployons notre critique. Ce qui est intéressant, c’est que certains y arrivent par le mouvement situ, comme PMO, d’autres parce qu’ils sont catholiques. Ca me rappelle toute la richesse des années 70 avec ses différents fronts qui arrivaient dans tous les sens… Et vous, si vous vous faites cartonner à votre tour, c’est normal, c’est bon signe !

Illustration de Maylis Maurin

[Extrait exclusif du sixième numéro de la Revue Limite, en vente en ligne.]

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Paul Piccarreta