Depuis 1964, des personnes déficientes vivent avec leurs « assistants » dans les foyers de L’Arche. Le handicap, qu’il soit physique ou mental, questionne les limites de notre nature humaine. Il provoque souvent une peur irrationnelle, quand il n’est pas rejeté dès avant la naissance. Pour mieux comprendre pourquoi humanité rime avec fragilité, immergeons-nous dans la communauté du Val-Fleuri, où vivait Jean Vanier, le fondateur de L’Arche.

Un grand homme tout simple

« Mais vous êtes quatre en fait ! » Loïc et Léa Rigal, qui m’accompagnent, attendent leur premier enfant, né entre-temps, et le fondateur de L’Arche pose déjà sur cette petite vie cachée un regard de tendresse. « En­trez, entrez, vous restez déjeuner, je pense ? » C’est un grand homme tout simple qui nous accueille, dans sa petite maison, en cette veille de Toussaint. Un doux soleil d’automne réchauffe ce village de l’Oise, bordé par l’Aisne et la forêt de Compiègne, où Jean Vanier, paisiblement, finit sa vie, entouré des siens. Les siens, ce sont ses amis, porteurs d’un handicap intellectuel, avec qui il vit, dans ce foyer du Val fleuri, depuis main­tenant plus d’un demi-siècle. C’est là, à deux pas de la clairière où fut signée l’Armistice du 11 novembre 1918, que celui qui était promis à une grande car­rière militaire s’est fait artisan de paix. Là, presque au milieu des bois, qu’il s’est installé, il y a plus de cinquante ans, avec Raphaël Simi et Philippe Seux, ses deux premiers compagnons.

« On ne réalise pas la beauté de la France, un pays de droits, où l’on prend soin gratuitement des gens ! Nous vivons aujourd’hui dans un état de peur. Par quoi y répondrons-nous ? Par plus d’unité ou de rivali­té ? » Lui, le fils de diplomate canadien, né en Suisse en 1928, s’engage dans la marine anglaise à 13 ans, en plein conflit mondial. « Nous avions un idéal, quelque chose qui valait la peine : la liberté, pas l’argent… Aujourd’hui, je ne sais pas ce qui motive les gens. » Quinze ans après Lanza del Vasto, Jean Vanier fonde à son tour une « communauté de L’Arche ». Deux par­cours, deux charismes, pour un même nom. Les deux hommes ne se connaissent pas, mais partagent une intuition : Noé n’est-il pas celui qui prend soin de la Création fragile, menacée ? Celui qui, dans son arche, unit le dissemblable, abrite sur un même pont le loup et l’agneau, le puissant et le faible ?

« Vivre avec » plutôt que « faire pour »

À l’instar du patriarche biblique, Lanza del Vasto et Jean Vanier auront, chacun de leur côté, mis leur vie au service de la vie communautaire. Mais le génie pro­pre des communautés fondées par Jean Vanier est de faire monter dans le même bateau personnes handica­pées et personnes non-handicapées. Les foyers, pen­sés comme autant de familles, sont composés d’une petite dizaine de femmes et d’hommes vivant et tra­vaillant ensemble, déficients intellectuels et salariés ou volontaires en service civique. Chacun participe à la hauteur de ses capacités : tâches ménagères, rè­gles de vie, choix des sorties… et contribue à faire du foyer un « chez soi ». Le repas par exemple, est l’un des moments importants de la journée où l’on se retrouve tous ensemble autour de la même table. « De quoi avons-nous le plus besoin au monde ? Ce n’est pas d’être normal, mais d’être aimé et que quelqu’un croie en nous… », dit Jean Vanier, qui n’hésite pas à parler des per­sonnes handicapées comme du « peuple le plus opprimé du monde ».

Le plus déstabilisant chez Jean Vanier, c’est sa simplicité désar­mante. Quand on es­saie de l’entraîner vers des concepts plus abstraits, il revi­ent toujours, avec toute la force d’un demi-siècle de vie communautaire, à l’expérience du quoti­dien. « Je n’ai pas quitté la marine pour sauver le monde, mais pour suivre Jésus, c’est-à-dire pour être avec les pauvres, nous confie-t-il. Quand j’ai décou­vert la cruauté des institu­tions psychiatriques, des lieux épouvantables, con­centrationnaires, j’ai senti l’urgence de vivre avec ces personnes exclues, de créer avec elles une communau­té. C’est ce que j’ai fait avec Raphaël et Philippe, c’est ce que je continue à faire, et ça tient, parce que ce sont des gens super ! » Si, pour les assistants, parfois bénévoles, il peut être dur de changer chaque jour les couches d’un homme de 50 ans ou d’écouter la même blague tous les matins, la joie des personnes handica­pées est contagieuse. Une heure plus tard, à la table du foyer, nous serons les témoins de cette fraternité pleine d’humour.

Illustrations de Maylis MAURIN

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